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Jean-Louis Etienne : de la liberté à l’engagement…  

| Publié le 27 janvier 2016
Thèmatique :  Espaces protégés   Initiative privée   Portrait   Routes du Monde 
             

Médecin, explorateur et défenseur de la planète, il est le premier à avoir atteint le pôle Nord en solitaire, a refusé d’être ministre et s’apprête à se laisser dériver 3 ans autour du pôle Sud. Ou comment passer d’une quête de l’autonomie au service de la Terre…

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Voyageons-autrement : Avec Polar Pod, votre prochaine expédition, vous allez vous laisser dériver trois ans autour de l’antarctique dans le courant circumpolaire des cinquantièmes hurlants. Pourquoi ?

Jean-Louis Etienne : Ce courant de 25.000 km fait le tour de l’océan austral, courroie de transmission entre les différents océans et moteur de la machine climatique terrestre. Or, on manque terriblement d’éléments sur lui car envoyer des hommes in situ coûte trop cher. Seule solution : inventer une structure capable de dériver des années autour du pôle avec 3 marins et 4 scientifiques à son bord et mesurer, mesurer, mesurer ! On manque tant d’informations sur ce coin de planète que tout le monde veut placer des capteurs à bord : Nasa, MIT, Museum… je reçois les demandes par dizaines. Il faut dire que le « navire » du futur que nous avons conçu sera une sorte de ludion très stable dont l’axe, une fois lesté, descendra à 80 m de profondeur, autorisant des mesures extraordinaires…

V-A : A partir des années 90, vous avez activement participé à l’éducation au Développement Durable. Au moins 5 de vos missions comportaient un important volet pédagogique. Celle-ci également ?

J-L E : Enfant, ce qui nous marque, dont on se souvient et qui parfois détermine nos vies, ce sont les histoires qu’on nous raconte. L’aventure, si séduisante, est une magnifique passerelle entre les sciences et l’éducation. Dès que j’ai compris cela, j’ai souhaité ne pas gâcher cette opportunité et j’ai participé à la conception de programmes pour l’école sur… minitel ! Avec les moyens d’aujourd’hui, je suis submergé de propositions et – qu’il en soit remercié ! – un groupe de travail emmené par un enseignant à la retraite gère en amont les projets scolaires, effectuant ensuite le tri parmi toutes les données collectées pour rediriger des informations pertinentes vers chacun. La connaissance est le début de la sagesse…

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V-A : Justement, alors que la COP 21 vient de s’achever sur un faux succès, les gens ignorent encore que l’énergie est de plus en plus produite par le charbon ; avec les ravages climatiques que cela induit. Que faire ?…

J-L E : L’humanité est une machine dont l’inertie est colossale. Voyez la difficulté rencontrée à changer les habitudes d’une copropriété… alors, 7 milliards d’humains ! 100% de l’économie repose sur les transports et 95% des transports marchent au pétrole, on n’est donc pas près d’enrayer le dérèglement climatique. De fait, les décisions collectives contraignantes ne sont pas prises ou pas tenues. Il ne faut rien attendre des hommes politiques, muselés par l’intérêt économique et l’indépendance énergétique. Notre seule chance est que la nouvelle génération soit assez forte pour engager un bras de fer avec les pays qui ne respectent pas les accords internationaux et réalise que l’individu est l’acteur principal de tout changement, en s’unissant via les réseaux sociaux, notamment. Les solutions techniques existent ; lorsque nous en serons rendus à un point vraiment critique, cette union des consciences individuelles permettra peut-être de les voir mises en œuvre.

V-A : Premier homme à avoir atteint le pôle en solitaire, quels sentiments vous inspirent ces bateaux qui quittent aujourd’hui Ushuaia à la chaine pour emmener les touristes en Antarctique ?

J-L E : Difficile de montrer aux gens des images de ces contrées magnifiques pour leur interdire ensuite d’y aller. Pour le moment, l’association du tourisme polaire fait remarquablement bien son travail, techniquement comme écologiquement : accompagnement compétent, itinéraires balisés, petits groupes successifs, études d’impact… Malheureusement, on arrive aujourd’hui à un seuil, une masse critique, comme ce fut le cas pour l’Everest où les autorités décidèrent de passer outre, ce qui nous a conduit à une véritable catastrophe (en termes de vies humaines, écologie, tout). Si le tourisme polaire suit la même voie, personne n’y gagnera, surtout pas le touriste.

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V-A : Derrière le scientifique et le défenseur de la planète se tient en vous un homme qui ne cesse, seul, de se mesurer à la nature. Cet homme-là court après quel idéal, quel absolu ?

J-L E : Je suis, depuis toujours, dans une quête de l’Autonomie. J’ai fabriqué seul ma première guitare et mes premiers skis (une catastrophe !) ; j’avais besoin de construire des choses et de les comprendre également. Je fourmillais d’idées qui m’ont tenu éloignées de l’apprentissage scolaire. J’ai passé mon CAP d’ajusteur, mais mon professeur de maths a tant insisté pour que je rejoigne la filière Bac que je l’ai fait, optant pour la médecine parce que j’adorais les sciences de la vie. Je me souviens qu’étudiants, nous assistions à une opération menée par un grand professeur. Il avait un problème avec une broche sur un fémur. Impasse, silence total. J’ai osé un : « Monsieur, si je puis proposer quelque chose… » j’ai donc fait chirurgie orthopédique et en entendant les récits d’un ami parti exercer en Afrique, j’ai été emballé par cette idée de découvrir le monde, suis devenu médecin d’expédition. Puis j’ai mené mes propres projets, construisant toujours moi-même mes outils d’exploration : bateau, dirigeable et, aujourd’hui, Polar Pod. J’ai besoin de cet élan créatif de départ, car ensuite, il faut absorber tant de boulots ingrats pour mener à bien ses projets ! Mais au-delà de l’Autonomie, la Liberté prédomine. Raison pour laquelle j’ai préféré mener mon expédition Erebus plutôt que de devenir ministre de l’environnement quand on me le proposait.

V-A : Et si vous étiez ce ministre, aujourd’hui ; qu’est-ce que vous essayeriez de faire pour que les choses avancent un peu plus vite ?

J-L E : Je commencerai par faire connaître et mettre en valeur tout ce qui se fait : associations, entreprises, territoires… sur le terrain, beaucoup de choses se font déjà, exemplaires qu’il faut accompagner et répliquer. J’encouragerai le principe de l’économie circulaire : produire, consommer, recycler au service de la production primaire ; c’est le fonctionnement même de la nature. Et j’appuierai sur les énergies renouvelables, non carbonées. On pourrait être tellement plus loin devant avec la maîtrise technique que l’on possède dans ce pays…

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V-A : Le poète allemand Novalis disait : « L’homme meurt de ses désirs inassouvis ». Vous ne devriez donc avoir aucune raison de mourir. Ou bien vous reste-t-il de grands rêves inassouvis ?

J-L E : J’ai 69 ans. J’en aurai au moins 72 quand l’aventure Polar Pod s’achèvera. C’est sans doute mon dernier « grand » projet, mais également le plus grand de tous. La sagesse sera ensuite de passer à des plans plus modestes comportant une part contemplative plus grande, mais aussi de l’’écriture ! Nicolas Bouvier, écrivain voyageur orfèvre, m’a donné le goût d’écrire, mais j’étais nul à l’école. Quand il m’a fallu rédiger « La complainte de l’ours », j’ai finalement remboursé le nègre que la maison d’édition m’avait attribué et tout réécrit moi-même, revenant vingt fois sur l’ouvrage, aidé en cela par ma femme, normalienne.

V-A : Le but visé par votre dernier livre, « Persévérer ! »* est-il de montrer que la plupart des entreprises sont réalisables à condition de savoir s’accrocher, de douter du doute ?…

J-L E : Je fais beaucoup de conférences, j’aime transmettre. A force qu’on me demande quel est mon « message », j’en ai élaboré un. Réfléchissant à ma vie, j’ai constaté que j’étais toujours resté fidèles à mes passions et avais réalisé la plupart de mes rêves. A quel prix ?… en nourrissant constamment ce feu sacré, en étant proactif, en déployant des antennes, m’informant, agissant toujours. Et puis en apprenant à traverser les déserts ! Il y a, toujours, des périodes de doute, où tout vous est contraire. Il faut s’accrocher, tenir jusqu’à ce que ce qu’un certain seuil soi franchi. Sur Polar Pod, j’ai failli abandonner dix fois. Je le répète sans cesse aux jeunes : suivez votre propre phare et non les énormes lumières au dehors. Personne ne sait ce que seront les métiers de demain. Votre projet de vie vous le portez en vous : plantez les racines profondément et vous traverserez toutes les épreuves.

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V-A : Si vous aviez un superpouvoir ?

J-L E : J’ai eu mes enfants très tard. Je découvre avec eux le rôle capital de l’enseignant pour la confiance en soi qu’un être va éprouver dans la vie… ou pas ! Si j’avais un superpouvoir donc, je ferais en sorte que l’Homme soit aussi brillant dans sa relation à l’autre, dans l’interhumain, qu’il l’est dans les sciences appliquées. Car, en comparaison, pour l’instant, humainement parlant, nous sommes d’une affligeante pauvreté.

*« Persévérer», éditions Paulsen (« On de dépasse pas ses limites, on les découvre »).


Jean-Louis Etienne : de la liberté à l’engagement…   | ©VOYAGEONS AUTREMENT
Par Jerome Bourgine
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