Maud Sarda, celle qui a fait bouger les lignes chez Emmaüs !
Thèmatique : Acteur associatif Initiative nationale Innovation Portrait Projet solidaire
Elle aurait pu faire carrière dans le conseil, l’informatique ou le e-commerce, elle a choisi l’économie sociale et solidaire et le mouvement Emmaüs. A la tête de Label Emmaüs qu’elle a créé en 2016, Maud Sarda se bat pour faire évoluer ce mastodonte de l’insertion et de la seconde main vers le web, le digital et le marché, intégrant des (Gros) mots tels Market Place au cœur d’un monde de compagnons et d’un mouvement presque octogénaire. Si certains rechignent encore à y voir une petite révolution, sa détermination et son énergie à moderniser ce réseau impressionnent. Avec elle, on se prend à rêver d’un Vinted détrôné au profit d’une seconde main revisitée par l’économie sociale et solidaire, mais aussi d’une French Coop qui viendrait détrôner la French Tech et soutenir enfin toutes ces coopératives qui se battent pour tenter de résister à la fast fashion et à un monde de plus en plus glouton.

VA/Pouvez-vous vous présenter pour nos lecteurs ?
Je viens du monde du Conseil. J’ai passé cinq ans au cabinet Accenture à ma sortie de l’EDHEC, mais j’ai toujours souhaité travailler dans le social ou l’humanitaire. Il faut dire que j’ai grandi dans une famille unie par des valeurs de gauche, en Guadeloupe, et je sais ce qu’est un « territoire abandonné » par la République. J’ai côtoyé beaucoup de misère, de précarité, un terreau fertile qui a nourri ma colère et mon besoin de justice sociale et d’équité. D’ailleurs, à l’EDHEC, je ne suis pas allée au BDE mais à l’association humanitaire de l’Ecole. J’ai rejoint Emmaüs en 2010 comme responsable de l’accompagnement des structures d’insertion et j’ai été fascinée par ce mouvement capable de créer de la valeur économique en s’appuyant à la fois sur des personnes rejetées par la société et sur des objets que l’on jette et à qui on redonne une valeur économique.
VA/Une valeur économique que vous avez souhaité « booster » en créant Label Emmaüs.
Cela s’est fait progressivement. C’est vrai que l’idée de Label Emmaüs m’est venue parce que j’avais un pied dans deux mondes avec notamment ce bagage en conseil et en gestion. En 2015, j’ai proposé au CA d’Emmaüs de me confier une mission d’un an pour mener une étude de marché sur la possibilité de vendre les nombreux objets traités sur un site en ligne type Amazone ou Le Bon Coin, déjà actifs depuis vingt ans (…). Au début, ma proposition a rencontré beaucoup de réfractaires, l’idée faisait peur, certains pensaient n’avoir rien à faire « dans cet univers-là », je passais pour la « Jeff Bezos d’Emmaüs » mais j’ai su m’entourer des bonnes personnes, des compagnons, des salariés, des personnes du terrain, du siège, on a phosphoré, une véritable intelligence collective qui nous a finalement permis de trouver nos premiers ambassadeurs et des fonds pour se lancer. Officiellement, nous existons depuis juin 2016.
VA/ Comment se porte Label Emmaüs aujourd’hui ?
Label Emmaüs a 8 ans et demi à l’heure d’aujourd’hui. Au début, nous étions tout petits, avec 3000 produits en vente mais dès la première heure, 50 000 personnes se sont connectées. Chemin faisant, nous sommes devenus une coopérative comptant 2 500 sociétaires, 1 5 00 000 € de capital, 2,5 millions de produits en ligne issus de dons fait localement aux Emmaüs et aux autres ressourceries et partenaires comme Ding Fring, Réseau du Relais Val de Seine, Croix Rouge, Armée du Salut, Apprentis d’Auteuil, etc. Chaque mois, 600 000 personnes se connectent à notre site, ce qui représente autour de 10 000 acheteurs. Si je prends l’exemple d’hier (Itw réalisé le 9 janvier), je peux voir que 1733 objets ont été vendus. Alors, certes, cela reste un volume infime quand on regarde Vinted et ses 23 millions d’abonnés. Nous sommes même très petits (2%) par rapport au volume traité par Emmaüs avec ses 550 points de ventes, environ 4 millions de volume d’activité en ligne contre plus de 200 millions d’euros de ventes en magasins. »?
VA/ Comment définiriez-vous votre clientèle ?
La vogue du solidaire et de la seconde main a beaucoup fait évoluer la clientèle d’Emmaüs. Aujourd’hui, beaucoup de friperies sont courues par les jeunes et les bobos. Sur Label Emmaüs, on observe que notre clientèle a, à priori, un petit peu plus de pouvoir d’achat que dans nos magasins. L’objectif est donc de mettre en avant les objets qui ont de la valeur et plutôt que ce soit un brocanteur qui en bénéficie et multiplie le prix de vente, ce soit Emmaüs qui s’approprie cette valeur pour financer son action sociale. Nos prix restent très abordables mais sont un peu plus élevés que dans les bric-à-brac de nos magasins. Pour les justifier, on valorise un peu mieux nos produits. On a par exemple dans nos clients pas mal d’urbains d’Île-de-France qui n’ont pas forcément la possibilité de se rendre dans nos magasins en périphérie. Avec Label Emmaüs, ils peuvent acheter dans le réseau de l’économie sociale et solidaire, accessible à portée de clic. Notre pari est de rendre Emmaüs sexy, car le mouvement a fondamentalement besoin de se moderner !
VA/ Ce modèle de coopérative peut-il résister face aux géants du secteur ?
En volume, on est assez petit mais on a du potentiel et une plus-value en termes d’image. À la fois parce que l’on souhaite faire parler d’Emmaüs autrement mais aussi parce que l’on veut impacter fort les consciences et montrer qu’une autre économie est possible au-delà des géants de la tech et des puissants lobbys du secteur. Certes, on reste un « village gaulois » mais avec nos 100 000 clients, nos retours positifs, on montre qu’on peut faire du e-commerce autrement, avec du bon sens, des compagnons et un véritable travail de réparation, reprisage, refaçonnage.

VA/ En ce sens vous en appelez à Bercy pour plus de justice commerciale…
On demande à Bercy d’établir le cadre réglementaire nous permettant de nous autofinancer, celui qui mettra fin à la « prime aux vices » et à la fast fashion qui a tous les droits. Comment résister face à des Shein, des Temu ? Il est sidérant qu’il n’y ait pas de de loi anti-fast fashion. Malheureusement les lobbys sont très puissants. Alors, on forme des collectifs, on se bat aux côtés de Zero Waste, d’Oxfam, des Amis de la Terre. On cherche aussi des figures pour incarner notre mouvement telle Zaho de Sagazan qui a fait le buzz avec une vidéo où elle s’habille en Emmaüs et que l’on souhaiterait comme marraine. Malheureusement, on est entravé par nos budgets marketing ridicules (30 000 €) en comparaison à Temu (2 milliards). C’est pourquoi nous avons besoin des pouvoirs publics et de leur capacité réglementaire. Sans la puissance publique et les influenceurs qui peuvent nous mettre en lumière autant qu’une campagne, nos initiatives ont peu de chance de se développer.
VA/ Au-delà de Label Emmaüs, vous portez aussi les valeurs de l’économie sociale et solidaire au sein des Licoornes.
Effectivement, Label Emmaüs fait partie des Licoornes dont je suis co-présidente depuis mai dernier. Nous sommes actuellement 12. Biocoop nous a rejoints mais nous avons perdu Railcoop. Or le premier axe de plaidoyer des Licoornes est justement le financement des coopératives. Nous sommes le parent pauvre de la BPI avec des aides dérisoires alors que nous avons un taux de pérennité de 80% contre 60% pour une entreprise classique, moins de 10% pour une start-up. Malgré cela, la Tech reste la priorité de la BPI. Il faut dire que notre modèle démocratique fait peur. Dans une Coop, une personne égale une voix et de fait, un business angel n’aura pas plus de voix au chapitre qu’un petit sociétaire à 20 €. C’est ainsi que la BPI a refusé à Label Emmaüs une subvention de 40 000 € pour une innovation sociale quand le même jour, elle a octroyé 7 millions d’euros à Dogami, une start-up entre blockchain, chiens virtuels et NFT. Notre seul levier pour convaincre reste donc la mobilisation citoyenne en expliquant qu’il est bien plus cohérent de placer son argent dans une Coop où 100% va au projet social que dans un LDD où moins de 10% sont réellement investis dans le secteur à impact. D’ailleurs, l’Etat pourrait tout à fait mobiliser les fonds existants de la Caisse des Dépots et de la BPI pour mettre en lumière les Coop et créer une French Coop plutôt que cette fascination pour la Tech qui engouffre des millions d’euros.
VA/ Une note ou une raison d’espérer malgré tout en ce début d’année ?
On essaie de résister. L’an dernier, pour la première fois en huit ans, notre chiffre d’affaire a reculé de 10%. La période est rude pour tout le monde. Heureusement, on a atteint une taille respectable avec 2 500 sociétaires, 100 000 clients. On est bien installé pour passer cette période difficile mais on va s’employer avec d’autres acteurs de la seconde main à alerter de plus en plus les pouvoirs publics. Il n’est pas possible que Vinted siphonne toute l’économie de la seconde main et que la fast fashion, le low cost, la fasse passer pour trop chère et lui enlève tout son aspect « bon plan économique ». Et ce, d’autant que chez Emmaüs, on reçoit un tsunami de produits jetés par la fast fashion, des matières de très mauvaise qualité, que l’on ne peut pas réemployer, qui contiennent des produits toxiques et dangereux pour la santé. Or il y a très peu d’information là-dessus. On va aussi s’atteler à progresser dans la chaine de valeur pour être de plus en plus des réparateurs, des transformateurs, et apporter toujours plus de valeur ajoutée. Enfin, on aimerait développer la dimension B to B. Par exemple, on a déjà réalisé plusieurs opérations où des décorateurs se servent dans les stocks Emmaüs et équipent des coins « Seconde Main », des hôtels. On peut aussi penser à des bibliothèques d’entreprises, car avec les 30 millions de livres que l’on récupère chaque année, on est la plus grande librairie de France !

——– Aller plus loin ———–
Découvrir le site Label Emmaüs : https://www.label-emmaus.co/fr/
Par Geneviève Clastres
Auteur et journaliste indépendante spécialisée sur le tourisme durable et le monde chinois, Geneviève Clastres est également interprète et représentante de l'artiste chinois Li Kunwu. Collaborations régulières : Radio France, Voyageons-Autrement.com, Monde Diplomatique, Guide vert Michelin, TV5Monde, etc. Dernier ouvrage "Dix ans de tourisme durable". Conférences et cours réguliers sur le tourisme durable pour de nombreuses universités et écoles.
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