Sylvain Tesson, invitation à l’incertitude
Dans son dernier livre, Sylvain Tesson découvre l’art de l’affût sur les hauts plateaux tibétains. Lui qui a toujours couru le monde, s’immobilise pour mieux saisir l’instant sans autre attente que celle d’ouvrir l’œil sur la beauté du monde. Une beauté qui prend les traits d’un animal mythique : la panthère des neiges.
Au début, il y a une invitation. Celle du talentueux photographe animalier Vincent Munier à Tesson. Il lui propose une expérience contemplative au Tibet en plein hiver pour tenter d’apercevoir la panthère des neiges, espèce en voie de disparition. Environ 5000 félins des neiges vivent dans les reliefs de la haute Asie, de l’Altaï russe à l’Himalaya, du Pamir afghan aux plateaux tibétains. La rencontre Munier – Tesson est une évidence, celle de deux amoureux de la nature réunis dans la quête poétique d’un insaisissable prédateur. « L’affût était un art fragile et raffiné consistant à se camoufler dans la nature pour attendre une bête dont rien ne garantissait la venue. » Débute alors le grand challenge pour Tesson, supporter les -30 degrés ambiant, et surtout accepter l’idée de rester immobile, patient et silencieux. Renoncer au mouvement, ralentir le rythme. Apprendre à « regarder le monde de toutes ses forces », être attentif à ceux qui nous regardent et que l’on ne voit pas forcément.
L’observation est un voyage
Avec Marie, réalisatrice et compagne de Munier, et Léo, un ami philosophe, ils partent sur le toit du monde habiter des espaces sauvages à plus de 4000 m d’altitude. Les quatre guetteurs traversent les glacis battus par le vent et la poussière pour se poster sur les arêtes de granit en silence, écoutent les loups, observent les yacks sauvages, et se savent regardés. Dans leur quête quotidienne, chaque geste est mesuré. La présence du divin félin se révélera. Plusieurs fois.
Tous ceux qui ont été un jour touché par la révélation, celle de la rencontre marquante avec la faune sauvage, aimeront cette aventure tibétaine. Les apparitions magiques de la panthère sont telles des récompenses réchauffant les cœurs refroidis par les conditions hostiles. « J’avais attendu cette vision, je l’avais reçue. Plus rien ne serait désormais équivalent en ce lieu fécondé par la présence. Ni en mon for intérieur. » Son récit est beau comme ce qu’il voit. « Aussitôt que nous l’apercevions, une paix montait en nous, un saisissement nous électrisait. La bête est une clef, elle ouvre une porte. Derrière, l’incommunicable. »
Tesson digresse dans des théories rappelant parfois Barjavel et sa Faim du tigre, avec des questionnements à propos des ravages du progrès sur le vivant et l’évolution. Dans un foisonnement d’idées et de réflexions sur le monde, il nous jette aux visages les réalités de notre époque. « En ce début du siècle 21, nos autres, huit milliards d’humains, asservissions la nature avec passion. Nous lessivions les sols, acidifions les eaux, asphyxions les airs. » Le récit de Tesson devient un manifeste engagé et incisif sur la nature et les bêtes notamment avec quelques pics virulents à l’encontre des chasseurs. « Pourquoi détruire une bête plus puissante, et mieux adaptée que soi ? » Dans sa cabane en Sibérie ou lors de ses longues marches à pied, il nous avait déjà habitué à disparaître dans la géographie pour échapper à tout ce qui lui déplaît dans la frénésie urbaine moderne. Mais dans La Panthère des Neiges, Tesson fait un pas supplémentaire en avant, dans une introspection plus personnelle et profonde.
Ode à l’amour et à la vie
L’affût et l’amour pour la nature le transforment. Il fait sans cesse des allers-retours vers les grands courants religieux orientaux que sont l’hindouisme et le bouddhisme et ponctue son récit de passage du Tao Te King pour mieux illustrer sa sagesse naissante. Ce qui rend son récit bien plus émouvant qu’un simple plaidoyer pour la vie sauvage, ce sont les réflexions sur ses souvenirs, ses blessures, ses deuils et ses amours perdus. Comme si ce grand aventurier en avait appris davantage en observant immobile la panthère au Tibet que lors de ses milliers de kilomètres de pérégrinations autour du monde. Dans son expérience très personnelle, la panthère des neiges lui apparaît comme une véritable « apparition religieuse », une bête sacrée prenant la forme des femmes de sa vie. « L’intensité avec laquelle on se force à jouir des choses est une prière adressée aux absents. C’est pour eux que nous regardons la panthère. » Avec Tesson, l’affût devient un mode de vie, un voyage spirituel : ouvrir ses yeux et surtout son cœur, redevenir un être sensible, admirer les coulisses du vivant qui vaut vraiment la peine qu’on le regarde et qu’on le protège avant qu’il ne soit trop tard.
- « La Panthère des Neiges », de Sylvain Tesson, éd. Gallimard
- Site Internet de Vincent Munier : http://vincentmunier.com
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