Dans l’ombre du chat noir
Je ne sais pas si vous avez lu « Les ingénieurs du chaos » mais lors du chapitre conclusif, j’ai été extrêmement intéressée par une anecdote qui n’en est d’ailleurs pas une, les chats noirs et autres matous au pelage foncé sont les derniers à être adoptés dans les refuges pour félins, et ce, quand ils le sont. Et plus intéressant encore, la principale raison n’est pas qu’ils soient noirs et donc « oiseau de mauvais augure » ou sujets à d’anciennes superstitions, mais parce que leur pelage foncé fait « qu’ils ne ressortent pas bien dans les selfies ». Bref, nous avons changé d’époque. Peu importe qu’un chat soit blanc ou gris, pourvu qu’il permette des selfies. Bienvenu dans le narcissisme de masse ! Au-delà du chat que j’adopte, j’adopte aussi la pause à venir qui me positionnera comme « personne à chat mignon dans ma communauté ».
Vous me direz que les mêmes ressorts sont désormais à l’œuvre quand on voyage. Oui et non. Les réseaux sociaux n’ont fait que moderniser une constante de l’égo voyageur que l’on observe depuis la nuit des temps. Certes, le filon s’est appauvri. Récits de voyage, carnets de route, croquis, missives ont peu à peu été grignoté par les progrès de la technologie : clichés, instantanés, polaroïds, selfies. Plus besoin de raconter, on y est, on nous Y voit. On perd en épaisseur ce que l’on gagne en vitesse. Le temps a tué la matière. Mais n’est-ce pas bien plus compliqué que cela ? Bien évidemment…
Dans les années 1990, du temps où l’argentique obligeait encore à quelques développements, les touristes chinois qui commençaient alors à parcourir le monde ne pouvaient concevoir la prise de vue d’un site célèbre sans placer l’un des leurs au premier plan. A l’inverse, les voyageurs français ne supportaient pas la moindre ombre suspecte pouvant laisser supposer l’idée d’un touriste derrière la caméra. Les uns voulaient l’homme au cœur de la photo, quand les autres désiraient un objet sans sujet. Une différence de prise de vu symptomatique alors d’une différence de rapport au groupe social. Ramener le trophée de la Tour Eiffel sans la preuve que l’on a effectivement été au-devant du monument était alors inimaginable en Chine. Question de face, mais aussi de bonheurs à partager avec les proches. En revanche, montrer la Grande Muraille envahie par une foule de touristes s’avérait tout aussi insupportable à un Français, question d’égo voyageur. Si tout le monde peut faire comme moi, mon acte n’a plus rien d’héroïque et se fond dans la masse.
A l’heure des selfies et des sites instagrammables, ces distinctions ont-elles encore une quelconque pertinence ? Je ne sais plus trop. Je voyage moins. D’autres le font si bien pour moi. Mais une chose est sûre. Des différences persistent. Pour se désigner, les Chinois pointent leur nez avec l’index quand les Français dirigent l’index vers leur poitrine. Le narcissisme de masse n’a pas encore tout emporté.
—————- Aller plus loin ———– sans bouger de chez vous ———–
Le premier paragraphe est inspiré de l’ouvrage « Les ingénieurs du chaos », Giulano da Empoli. Folio. 2019 puis 2022.
Par Geneviève Clastres
Auteur et journaliste indépendante spécialisée sur le tourisme durable et le monde chinois, Geneviève Clastres est également interprète et représentante de l'artiste chinois Li Kunwu. Collaborations régulières : Radio France, Voyageons-Autrement.com, Monde Diplomatique, Guide vert Michelin, TV5Monde, etc. Dernier ouvrage "Dix ans de tourisme durable". Conférences et cours réguliers sur le tourisme durable pour de nombreuses universités et écoles.
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