Quand une MJC meurt, c’est un quartier qui brûle…
Thèmatique : Acteur associatif Éducation Initiative régionale Projet solidaire
Le mercredi, il faut slalomer entre les enfants qui courent, les jeux en bois et les trottinettes qui filent pour entrer dans la MJC (Maison des Jeunes et de la Culture) des Hauts de Belleville. A l’intérieur, Jérôme installe ses cagettes de carottes, topinambours, épinard et autres produits de saison pour l’AMAP de la semaine, des familles font des jeux de société, pendant que de l’autre côté, près du guichet où Yasmina enregistre les inscriptions, un groupe de femmes discutent en faisant du tricot. On aurait pu aussi parler de l’espace bar qui s’anime quand la chorale fête ses nouveaux élus, de Mohammed, issu du foyer des jeunes travailleurs, qui donne à présent des cours d’arabe tous les samedis matin, ou de Joëlle, l’une des âmes discrète et joyeuse de ce lieu, qui dirige un chœur et une chorale devenue une grande famille. Un lieu mais surtout un refuge, une maison, une communauté, qui irradie tout un quartier bien au-delà des nombreuses activités qu’il propose, distillant aussi des soirées, des fêtes, des discussions, des débats, car la MJC des Haut de Belleville n’est pas vraiment une MJC comme une autre, c’est d’ailleurs la seule à avoir encore ce statut autonome à Paris, la seule, mais pour combien de temps encore ?
Un projet un peu fou
Si l’on prend un peu de recul, il faut comprendre que toute l’énergie qui émane de ce lieu n’est pas née du hasard mais de l’Histoire. Dans les années 1950, les Haut de Belleville sont un quartier populaire, mélangé, où les familles s’installent tant bien que mal dans des logements contraints. Le lieu est perché, presque au sommet de Paris, et a connu des heures sombres sous la Commune, avec le « Massacre des otages », des religieux et gendarmes fusillés par des Communards dont l’église voisine « Notre Dame des Otages » rappelle le souvenir. Et c’est là qu’apparaissent les racines de la MJC, en la personne d’un père jésuite, Étienne Thouvenin de Villaret, qui dédie ce terrain chargé à un projet social un peu fou, consistant à implanter sur ces terres ouvrières qui votent communiste un immeuble d’habitat communautaire, une Maison des Jeunes et un Foyer de Jeunes Travailleurs.
Nicolas était encore enfant quand il s’installe dans ce quartier en pleine mutation. Aujourd’hui retraité, ce bénévole et choriste de la MJC se souvient : « C’est quand même un truc un peu fou, un père Jésuite qui se pointe dans un quartier populaire, en pleine guerre froide, et qui lance un programme social sur un terrain qui appartient à une paroisse marquée par l’histoire. Le bâtiment est sorti de terre en 1956, avec le foyer, et même une crèche Montessori. C’était visionnaire pour l’époque. » Un immeuble toujours en place où logent encore aujourd’hui quelques habitants ayant fait partie de cette aventure humaine et construit sous la direction de Claude Béraud, prix de Rome, qui va concevoir une des premières architectures brutalistes à Paris. Le bâtiment est depuis inscrit à l’Inventaire parisien.
Danielle a quant à elle été de l’aventure dès le début : « J’ai travaillé 35 ans dans la structure. J’étais à l’aise avec les chiffres, alors je me suis mise à la gestion et à la comptabilité. J’ai tout appris sur place. » Elle se rappelle du Père Thouvenin s’engageant sur tous les fronts du social, soutenant un quartier, des familles, et visant à offrir un lieu de réconfort et d’ouverture. « Il s’agissait aussi d’offrir des logements décents pour les familles et les jeunes par un habitat communautaire et Foyers de Jeunes Travailleurs, et EDUQUER dans un quartier dépourvu d’équipement culturel (…) ». Mais au-delà, il y a bien évidemment la dimension symbolique et mémorielle, avec l’idée de travailler à la réconciliation et à la pacification des esprits sur les terres du massacre où, parmi les otages fusillés, on comptait notamment le père Mathieu-Henri Planchat, un prêtre populaire et engagé auprès des ouvriers. Un projet sans prosélytisme aucun, mais ancré dans les valeurs de l’éducation populaire. « Il ne s’agit pas d’éduquer le peuple, il s’agit de lui apprendre à s’éduquer. »
Ces châteaux du social qui s’effritent
Et le projet va prendre, et la MJC très vite jouer son rôle de catalyseur social et culturel du quartier. Nicolas: « Je me souviens de la MJC quand je suis arrivé, elle avait 12 ans à peine et marchait très bien, avec des activités artistiques, une grosse association de basket et de judo. Elle brassait beaucoup de monde, dont des membres prestigieux comme Michel Etcheverry, un illustre comédien alors et membre de la Comédie-Française. » Des membres prestigieux, mais aussi des spectacles, des conférences, et des expositions qui feront date. Danielle : « Le père Thouvenin avait un réseau incroyable. Nous avons exposé ici des peintres devenus ensuite très célèbres. Manessier, Lindström, Pignon, Debré, Xenakis, Etienne Martin… Les expositions commençaient ici et tournaient ensuite dans toute la France. On a vécu des moments absolument historiques. » Un catalogue « Vingt ans d’art plastique » retrace l’histoire de ces grands noms qui ont exposé à la MJC. Des années plus tard, le père Thouvenin participera à la mise en place du pôle culturel de Beaubourg.
Les années passent, et si l’association perdure, les locaux commencent à vieillir et la société à changer… En 2008, la décision est finalement prise d’entreprendre une grande rénovation pour repenser la MJC, ses aménagements, et le foyer des jeunes travailleurs, dont certains espaces ont encore les douches et sanitaires communs et ne correspondent plus aux normes du moment, ce qui va aussi impliquer une réduction des espaces. Les travaux débutent en 2017 et s’achèveront en 2019 pour un montant total de 5,4 millions dont 1,7 millions d’euros financés sur fonds propres de l’association (le solde sur emprunt). Danielle : « A l’époque, les finances de l’association étaient saines. On avait de l’argent. L’idée était de rénover pour Antin-Résidence, le bailleur, et que ce serait remboursé sous forme de réduction du nouveau loyer pendant des années. »
Sauf qu’en 2019, il y a le covid, puis la crise énergétique, et enfin tel un knout-out (clin d’œil au club de boxe voisin), la multiplication par quatre du nouveau loyer par Antin-Résidence, plombé par les pertes liées à la crise sanitaire. L’association se trouve alors avec des fonds propres très diminués, une dette qui se creuse, et un déficit chronique annuel de 300 000 €. Danielle : « On a fait trois réhabilitations et c’est vraiment lors de cette troisième fois que le bailleur nous a mis en difficulté, refusant d’entreprendre les travaux sans nos fonds propres.Pour le foyer, on a pu être financé, mais pour la MJC, presque toute notre trésorerie y est passée. » Ainsi, en dépit des 1,7 millions d’euros dépensés, la MJC se retrouve avec un loyer de 236 000 € (200 000 € pour le foyer) contre un loyer global de 90 000 € environ avant réhabilitation. Quant au terrain, à l’origine propriété de l’œuvre des Otages (association de 1902), il devient alors propriété du bailleur. Danielle : « Dans mon esprit, le terrain appartenait aux Jésuites, je ne comprends pas que le père Thouvenin n’ait pas sécurisé l’équipement. ». Un terrain que la MJC ne pense pas à acheter alors, tant elle est loin de s’imaginer les jours sombres qui se profilent. Et pourtant, suite à l’augmentation du loyer, près d’un million est dû au bailleur. Il y a urgence !
Et demain ?
Que faire quand tout prend l’eau et qu’un projet social qui irradie tout un quartier risque de disparaitre ? Jusqu’alors, grâce à ses fonds florissants, la MJC avait réussi à rester ouverte, même pendant ses travaux, louant un local attenant et continuant à payer son personnel. Aujourd’hui, son propriétaire menace de l’expulser si sa dette n’est pas remboursée. Marnia Bouhafs dirige la MJC depuis 2018, elle raconte combien cette épée de Damoclès a poussé l’association à imaginer plusieurs pistes : lancer un fonds de dotation (pour pouvoir recevoir des dons défiscalisés), transformer son bar en café associatif, ouvrir une friperie, valoriser au mieux des locaux qui ne sont occupés qu’une partie du temps (accueil de séminaires d’entreprises, de réceptions, etc.). Marnia: « Tout cela suppose toutefois un niveau de prestation qui amènerait à nous professionnaliser et perturberait notre raison d’être. On est avant tout là pour être une maison de proximité, de voisinage. » En outre, la gestion déjà optimisée de la MJC a permis de limiter le déficit alourdi par l’inflation et la crise énergétique, mais la dette perdure, de même que l’objectif de trouver des financements sans perdre son âme.
Alertées depuis plusieurs années, la Mairie du XXe et la Ville de Paris assurent vouloir soutenir ce patrimoine vivant du quartier et reconnaissent son rôle social et culturel… mais ne subventionnent qu’à hauteur de 7 % du budget. Des subventions pour lesquelles la MJC elle-même ne s’était pas trop battue jusqu’alors, préférant garder son autonomie et éviter les collusions et autres exigences politiques. Marnia : « On a besoin de 310 000 € par an, ce n’est pas démesuré, c’est un tiers de ce que la ville met dans les autres équipements de ce type. » En juillet dernier, au prix d’un véritable lobbying politique, la MJC a poussé la Ville de Paris à réitérer son soutien mais la subvention promise tarde à venir. Certes, un vœu a été émis, mais le vote final a été bloqué. Une délibération favorable pourrait toutefois intervenir au conseil de Paris du mois de novembre.
Cette subvention exceptionnelle (250 000 €) n’est toutefois que la première marche vers une nouvelle indépendance financière. La MJC a surtout besoin d’un nouveau statut pour garantir sa pérennité dans le temps. Idéalement, elle souhaiterait que la piste du Centre social soit retenue, un agrément porteur d’une enveloppe annuelle importante qui permettrait de couvrir le besoin grâce aux aides supplémentaires qu’apporteraient la CAF et la ville. Cette dernière, toutefois, lui préfère un autre statut, celui de Centre Paris Anim, qui sous-tend un contrat de quatre ans, remise en concurrence à terme, soit un marché public qui dissocierait la MJC du Foyer de Jeunes Travailleurs et risquerait de tomber dans les gros bras du secteur (ACTISCE, Ligue de l’Enseignement, etc.).
« On garde les murs et on enterre l’esprit » regrette alors Marnia, qui, avec le soutien de ses adhérents, de ses usagers, et de nombreux habitants du quartier, demande à la Ville de Paris de reconsidérer sa position et de subvenir non à un souvenir, mais au présent d’une aventure humaine originale. « Nous sommes la dernière MJC indépendante, si on devient un centre Paris Anim, on n’aura pas le marché, et on perdra cette démocratie locale. Or nous avons un vrai noyau de militants issus de l’Education populaire qui souhaitent défendre la structure. » Pour tous, la notion de Centre social serait vraiment la plus simple sauf à voir se pérenniser cette subvention de fonctionnement de 250 000 € qui année après année, garantirait le travail de participation des habitants dans la gestion du lieu. L’élu communiste du 20e Jacques Baudrier le reconnait implicitement quand il confie, cité par Danielle : « On n’a jamais créé de Centre Social parce que vous faisiez le travail... ».
Un lieu vibrant et un chœur qui bat (son plein), pour combien de temps encore ?
En cette rentrée de septembre, une immense fresque couvre la façade de la MJC, on y voit des adhérents, des habitants, des bénévoles, des salariés, des jeunes travailleurs, une grande famille réunie autour d’un lieu et de ses propositions. Car pour l’heure, la MJC a pu réouvrir, proposant à près de 800 habitants, petits et grands, des activités autour de la danse, du futsal, de l’éveil musical ou sportif, toute sorte de pratiques sportives et dynamique, des instruments, du dessin, du jonglage, l’incroyable chorale, et des ateliers aussi divers et originaux que le voguing, le manga BD, le Bollywood, la marionnette ou le pilate.
Le lieu organise également des évènements culturels et artistiques pour tous, héberge vingt associations partenaires dont deux centres de formation, et réunit chaque fin d’après-midi des dizaines de familles et personnes isolées, mettant également à disposition sa cuisine et son espace de répit pour les familles en mal logement. Une démarche d’éducation populaire doublée d’un engagement à ouvrir ses portes à des dizaines de jeunes autour de l’insertion professionnelle tout en accompagnant quotidiennement les jeunes résidents (87) du Foyer vers l’autonomie et le logement. Mohamed est peut être l’un des exemples les plus parlants, qui du haut de ses vingt et quelques années, donne à présent des cours d’arabe tous les samedis matin à des jeunes et moins jeunes désireux de retrouver leurs racines.
Une belle dynamique à présent menacée en son c(h)œur et un retournement de situation si brutal que certains peinent encore à comprendre comment on en est arrivé là. Et de fait, au-delà du combat militant en cours pour faire valoir ce travail d’animation locale, il y a aussi toutes ces questions qui restent sans réponse. Soit, comment un bailleur social a-t-il pu faire financer une réhabilitation à hauteur de 1,7 millions d’euros à une MJC sans jamais lui donner le détail des comptes et notamment de ce qui incombe au propriétaire et au locataire ? Danielle : « Je me bats pour avoir les comptes de cette réhabilitation depuis plus de trois ans, sachant qu’on avait donné cette somme énorme en échange d’une sécurité sur 24 ans. ».
Pour Danielle, l’un des nœuds est là : prouver que ce que la MJC paie en loyer correspond à la part logique la part d’un locataire et qu’elle n’est pas en train de payer l’intégralité d’une rénovation. Autre point sensible, ce terrain qui est passé de l’œuvre des Otages à Antin-Résidence sans aucune contrepartie claire. Marnia : « Nous sommes les héritiers d’un patrimoine matériel et immatériel, nous avons une histoire et une mémoire locale à faire perdurer, une histoire de quartier. » En septembre dernier, un monsieur réunionnais a frappé aux portes de la MJC pour montrer ce lieu où il avait vécu à un ami. Dans sa main, sa carte de résident du foyer datant de 1973 qu’il avait conservé jusqu’à ce jour…
Par Geneviève Clastres
Auteur et journaliste indépendante spécialisée sur le tourisme durable et le monde chinois, Geneviève Clastres est également interprète et représentante de l'artiste chinois Li Kunwu. Collaborations régulières : Radio France, Voyageons-Autrement.com, Monde Diplomatique, Guide vert Michelin, TV5Monde, etc. Dernier ouvrage "Dix ans de tourisme durable". Conférences et cours réguliers sur le tourisme durable pour de nombreuses universités et écoles.
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