Le tourisme est-il forcément marchand ?
Il y a quelques mois, nous avons rencontré l’anthropologue Saskia Cousin, aussi professeur de sociologie à l’Université Paris Nanterre, pour échanger sur un pan des vacances totalement invisibilisé : le tourisme non marchand. Non, le temps libre n’est pas toujours synonyme de déplacements ; le tourisme pas forcément dépensier ! Nous avons ainsi souhaité revenir sur cet échange et vous en livrer quelques extraits.
VA/ Le tourisme est-il forcément marchand ?
Saskia Cousin : Les vacances ne sont pas forcément marchandes. Pas du tout. Être en vacances, c’est avoir du temps libre, et quand ils en ont, la plupart des Français vont chez des amis ou dans la famille. Ils ont donc des pratiques de vacances mais ne consomment pas forcément des activités liées à l’industrie touristique. Par exemple, on sait qu’à peu près 56% des Français vont vers l’hébergement non marchand. C’est toutefois compliqué d’avoir des données précises car l’industrie du tourisme et les indicateurs ne comptent que le secteur marchand et invisibilise donc toutes les pratiques que nous avons quand nous partons chez des amis (visiter, faire des promenades, nous balader en forêt, etc.) ; cela ne rentre pas dans les statistiques ! Aujourd’hui, on ne sait pas évaluer ce secteur qui n’est pas un secteur et qui ne relève pas de l’économie et de l’industrie. En outre, il y a la question de l’artisanat et des consommations locales. Quand vous partez en vacances chez des amis, vous irez peut-être au restaurant ou acheter de produits locaux, ce qui relève de l’artisanat et du tourisme. Or ces dépenses ne sont pas bien comptabilisées car on n’a pas les bons indicateurs, ces derniers étant produits essentiellement par l’industrie du transport et de l’hébergement.
VA / La notion de vacances n’évoque pas tant l’idée de départ mais de temps libre. Comment les nombreux non partants l’occupent-ils, des rituels vacanciers au-delà du tourisme ?
Saskia Cousin : Il y a bien sûr plein de manières d’occuper son temps libre, le temps libéré, non travaillé, mais là aussi, on est peu armé pour observer ce que font les gens en vacances quand ils ne partent pas. Pour beaucoup, se retrouver en famille reste la priorité mais il faut noter qu’en France, et c’est une spécificité française, il y a un fort désir de partir. Beaucoup de personnes nous disent dans les enquêtes que pour eux, être en vacances c’est pouvoir partir et faire partir leurs enfants. Il y a heureusement de plus en plus de collectivités qui prennent en compte ces questions-là et qui organisent des loisirs de proximité. Cela demande toutefois de travailler sur un continuum, une relation entre loisirs, vacances, pratiques culturelles et pratiques touristiques pour revaloriser les activités que l’on peut avoir tout en restant chez soi. Par exemple, visiter un site voisin, ou pratiquer un loisir à 10 mn de chez soi. Mais encore faut-il pouvoir calculer ces pratiques, c’est-à-dire sortir des catégories de l’industrie du transport et de l’hébergement et pouvoir observer comment les personnes qui vont rester dormir chez elles vont s’occuper. Un exemple concret. Vous habitez dans une ville ou à la campagne. Vous allez recevoir votre famille et là, vous allez avoir des pratiques qui relèvent du tourisme, l’amener visiter un château, se promener en forêt, sur une base de loisir. Vous êtes donc bien habitant, vous n’avez pas bougé de chez vous mais finalement, vous avez des pratiques de vacances.
VA/ Il y a donc ceux qui restent chez eux et ceux qui partent dans leur famille. La part des transports reste toutefois onéreuse au moment des vacances. Cela devient-il limitatif pour certains ?
Saskia Cousin : On observe deux choses. En premier lieu, certains transports aériens sont de moins en moins chers pour le porte-monnaie personnel (le cout écologique n’est pas le sujet ici) et en même temps, le train est devenu très cher, notamment pour les familles. Il commence à y avoir une vraie réflexion des politiques pour faire baisser le coût du train mais la question qui se pose aussi est celle du dernier kilomètre, c’est-à-dire quand vous prenez le train, même si vous avez des cartes de réduction, comment vous faites pour les derniers kilomètres ? Résultat, de plus en plus de gens prennent leur voiture, et là vous avez le cout de l’essence, le cout climatique des transports, question qui va se poser de façon de plus en plus cruciale dans les années à venir.
VA/ Les aides aux départs sont-elles à la hauteur des enjeux et d’une volonté d’ « un tourisme pour tous » ?
Saskia Cousin : Il y a une vingtaine d’années, on est passé de l’aide à la pierre à l’aide à la personne. Avant, on finançait plutôt les lieux d’accueil, aujourd’hui on finance plutôt les personnes. Toutefois, les classes moyennes se retrouvent à avoir des pratiques très onéreuses, le train reste très cher en famille. En voiture, le prix de l’essence a augmenté. L’hébergement marchand s’avère onéreux. En sus, ces classes moyennes ne bénéficient pas des aides qui peuvent être données par les régions ou les collectivités. Il y a donc une réflexion de politique public à avoir, qui est de se dire que le tourisme, ce n’est pas uniquement de faire venir des personnes du plus loin possible pour qu’elles dépensent plus parce que l’on sait que d’un point de vue économique, ce qui bénéficie au territoire, c’est d’abord des personnes qui viennent depuis 4 heures de transport en moyenne, que ce soit en train ou en voiture. Donc si on veut que les territoires bénéficient des vacanciers, il faut aussi pouvoir aider les classes populaires ou moyennes. Or pour l’heure, les politiques publiques axées sur le tourisme lointain ne bénéficient qu’aux centres-villes et à l’industrie l’hébergement ou du luxe, beaucoup moins aux voyageurs ou aux vacances des classe moyennes, et beaucoup moins aux territoires en régions.
VA/Les pratiques touristiques de proximité peuvent aussi s’avérer onéreuse à l’image du zoo de Beauval ou des Châteaux de la Loire. Que restent-ils alors pour les budgets les plus limités ?
Saskia Cousin : Il ne faut pas toujours se focaliser sur la consommation parce que la première motivation de départ en vacances, c’est se reposer ; la deuxième, se retrouver en famille. Ce que veulent avant tout les vacanciers, c’est la jouissance du temps libre. On a donc une espèce de paradoxe entre une industrie du tourisme qui cherche à vous faire consommer de l’espace, à vous rendre actif, à vous faire vendre son offre et ce qui ressort dans toutes les enquêtes, le fait que la plupart des gens souhaitent avant tout profiter de leur temps libre, ensemble, en famille, entre amis. Evidemment, les imaginaires produits par l’industrie nous poussent à profiter de ce temps libre en payant des pratiques de consommation puisque le rôle de l’entreprise, de l’industrie, c’est de nous faire consommer. Et là c’est plutôt un combat dans les imaginaires : comment peut-on se retrouver en famille, entre amis, sans à avoir à justifier ses vacances par une série de consommations onéreuses ? Il s’agit donc aussi de permettre aux vacanciers d’accéder à ces espaces, aux lieux culturels, de façon moins onéreuse, par exemple avec des cartes de réduction pour les familles. Mais il s’agit aussi de permettre aux gens de ne pas avoir honte de ne pas avoir eu les activités attendues.
Si vous êtes allés dans la Loire et que vous n’avez pas visité tous les châteaux, ce n’est pas un problème. La question c’est comment vous avez profité de vos vacances au sens du temps dont vous disposiez. Et je pense que c’est aussi là une question très importante au sens de ce qu’on raconte au retour. « Ah tu as fait les châteaux de la Loire ? ». Il faut pouvoir justifier de n’avoir rien à faire, car c’est bien l’objectif des vacances, ce temps libéré, et c’est ce qu’il y a de plus important et de plus précieux aujourd’hui, au-delà des temps de transport, c’est bien le moment et le temps que l’on passe ensemble. L’enjeu, c’est l’ostium, le loisir, le fait que l’on puisse être fier d’avoir passé du temps à avoir des relations sociales, autant de relations qui sont au cœur de notre humanité, loin des écrans et de la consommation, et ne pas avoir honte de ne pas avoir consommé des activités touristiques.
Par Geneviève Clastres
Auteur et journaliste indépendante spécialisée sur le tourisme durable et le monde chinois, Geneviève Clastres est également interprète et représentante de l'artiste chinois Li Kunwu. Collaborations régulières : Radio France, Voyageons-Autrement.com, Monde Diplomatique, Guide vert Michelin, TV5Monde, etc. Dernier ouvrage "Dix ans de tourisme durable". Conférences et cours réguliers sur le tourisme durable pour de nombreuses universités et écoles.
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