Le Shift Project dévoile ses préconisations pour voyager bas carbone
Thèmatique : Acteur privé Conseils Ingénierie Initiative privée Innovation Tourisme de masse
Ce n’est sûrement pas un hasard si le Shift Project a choisi de dévoiler ses préconisations pour le voyage bas carbone trois jours avant le premier tour des élections présidentielles 2022. Think Tank très suivi visant à éclairer le débat sur la transition énergétique en France, le Shift s’appuie sur ses équipes d’ingénieurs et des analyses chiffrées pour poser des diagnostiques en vue de la décarbonisation de l’économie française. Avec ce nouveau volet du Plan de transformation de l’économie française (PTEF) consacré à la décarbonation de la mobilité longue distance, il souhaite à la fois interpeller les politiques sur l’urgence d’agir tout en listant les priorités souhaitables pour éviter d’avoir à jouer les pompiers quand il sera trop tard…
7 600 km de déplacements cumulés chaque année en France !
Respectivement Cheffe de projet et coordinateur du projet Mobilité Longue Distance pour le Shift Project, Nicolas Raillard et Béatrice Jarrige ont tour à tour présenté les grandes lignes du programme de recherche lancé il y a deux ans. Nicolas Raillard : « Depuis 2020, l’Europe est entrée dans une ère de contraction physique liée à la contrainte sur les approvisionnements pétroliers. L’actualité avec la guerre en Ukraine et les hausses de prix de l’énergie nous prouve d’autant plus que si on ne prépare pas notre économie en amont, nous serons obligés de réagir dans l’urgence à des crises toujours plus nombreuses. Nous proposons donc de nous y préparer afin de réduire les impacts plutôt que de les subir ! » Objectif : viser la neutralité carbone à l’horizon 2050 et ce en baissant les émissions de gaz à effet de serre sur un rythme de 5% par an. Un objectif ambitieux au regard des chiffres* : les Français voyageaient en moyenne six à sept fois par an avant le Covid, soit près de 7 600 km de déplacements cumulés chaque année à multiplier par autant de Métropolitains. A noter que le tourisme représente 26% de ces déplacements mais que si on ajoute les visites aux amis ou aux proches (33%), souvent en lien, on atteint près de 60%… On ne sera pas non plus surpris que la voiture, le train et l’avion assurent l’essentiel de ces déplacements, avec des voyages longue distance reposant à 90% sur des modes de transport carbonés (voiture, avion) et émettant 41 MtCO2 par an. Que faire alors pour réduire l’empreinte carbone des Français ?
Le train grand gagnant des priorités listées par le Shift Project
D’après les experts du Shift Project, il est possible de décarboner fortement les voyages mais, pour y arriver, bien évidemment, il faudra faire quelques sacrifices et mettre en place tout un bataillon de mesures sans tarder. Parmi les priorités : électrifier la mobilité longue distance, amener le trafic aérien à progressivement décroître (- 35%), réduire la voiture (- 20%) et privilégier le train partout où c’est possible (x 3 !). Concrètement, il s’agira donc de convaincre ou de contraindre pour amener les consommateurs à changer peu à peu leurs pratiques : voyager moins souvent, plus longtemps, préférer le train à l’avion quand c’est envisageable (en France seules les lignes Paris-Nice et Paris-Toulouse opposent encore le train à l’avion), adapter des modes de conduite plus éco-responsables, etc. Les entreprises, les collectivités, les institutionnels (…) auront également leur part de responsabilité et devront s’engager sur de nombreux points : améliorer l’intermodalité des transports et notamment du train (parkings sécurisés, navettes, transport à la demande, assurer le dernier kilomètre), convertir les flottes automobiles vers de l’électrique, viser la sobriété. Pour les déplacements professionnels : privilégier la visioconférence partout où c’est possible. Le train étant le grand gagnant, il faudra donc développer à nouveau l’offre ferroviaire (de jour et de nuit ; vers l’Europe), planifier de nouvelles lignes (ou rouvrir celles que l’on avait fermé…), desservir d’avantage de gares (deux fois plus de points en direct), envisager des lignes transversales (Railcoop !), sans oublier de réactiver des tarifs sociaux afin que le voyage en train redevienne accessible à tous (TVA à 5,5%, carte congés payés, avantage Famille, etc.) et sortent enfin du bourbier et de la concurrence délolyae du low cost (!)… Enfin, il est évident qu’il est urgent de moderniser le réseau ferré, surtout à l’heure de la dérégulation du trafic, avec entre autres l’entretien des rails, l’électrification des lignes, le soutien aux nouveaux investisseurs, etc.
Fini le voyage à l’autre bout du monde ?
Il va donc falloir repenser le voyage à l’autre bout du monde (dixit l’une des propositions de ce nouveau rapport) puisque l’on sait que la technologie (hydrogénéification de l’aérien, biocarburants pour remplacer le jet A, efficacité énergétique des flottes d’avion, électrification des voitures) ne sera pas vraiment opérationnelle avant 2040 et oblige donc à une sobriété d’ici là. Nicolas Raillard : « D’après le rapport du Shift et du collectif Supaéro Décarbo (mars 2021) sur la décarbonation du secteur aérien**, l’entrée en service de la feuille de route hydrogène est prévue en 2035, ce qui nous semble très optimisme au vu des verrous technologiques. On a donc plutôt tablé sur 2040 pour les courts et moyens courriers, et 2050 pour les longs courriers, qui nécessitent des ruptures technologiques plus fortes. » Or si les long-courriers ne représentent que 2% des voyages des Français, ils équivalent tout de même à un quart des distances parcourues et à un tiers des émissions de GES ! Il y a donc là un levier très important de décarbonation d’autant que l’énergie liquide pour faire voler les avions fait partie des plus contraintes (disponibilité de la ressource, question de stockage, etc.) et l’électrification du secteur aérien est en route mais va nécessiter de nombreuses années encore. Impossible également de compter sur les carburants alternatifs (biomasse, carburants synthétiques, etc.) qui créeront forcément des conflits d’usage avec d’autres secteurs (agriculture, industrie, etc.) ou ne sont pas jugés efficaces.
Autre casse-tête également du côté de la production de l’hydrogène ou des batteries électrique, gourmandes en matériaux rares (extraction minière !) avec un cycle de vie pas toujours propre d’un bout à l’autre de la chaine. Quand on pollue à l’autre bout du monde pour produire une énergie propre près de chez nous (!). Nicolas Raillard : « L’électrolyse pose la question de l’intrant énergétique. Comment j’ai produit l’électricité. Si mon électrolyseur consomme du charbon pour produire de l’électrique, mon hydrogène ne sera pas décarboné. Les électrodes, pour être efficaces, ont besoin de certains matériaux rares, et il y a là un grand enjeu face au besoin d’électrification de l’ensemble du parc. En outre, il faudra penser à des électrolyses proche des lieux de consommation, type aéroport, pour éviter de transporter ensuite de l’hydrogène ce qui demanderait à nouveau beaucoup d’énergie, d’autant que cette molécule, très fine, passe les parois. Il est aussi question de passer par le réseau gazier. » Pour l’heure, seule la sobriété et l’amélioration de la flotte (nouveaux appareils, optimisation au vol, densification des cabines) permettent encore de contenir l’irrémédiable. Mais comment créer de la sobriété dans le monde tel qu’il est ? Réglementation (restriction du nombre de créneaux de décollages accordés, fiscalité, taxes), incitations (crédits carbone, passeport voyage), sensibilisation, autant de pistes souvent abordées sur nos lignes qui sont également ici repris par le Shift. A noter que la « solution d’attente » visant à compenser le carbone n’est quasiment pas évoquée dans ce rapport alors que Jean-Marc Jancovisi (créateur du Shift que l’on ne présente plus) a été à l’origine de Carbone 4 et a fait naitre alors ce concept pour le compte d’un cabinet d’étude public.
Réinventer le tourisme ?
La sobriété et donc le bouleversement de nos pratiques de voyageurs ? Il va donc peut-être enfin falloir réinventer le tourisme (!), ce postulat si souvent abordé pendant la crise sanitaire (et bien avant…) avant de céder aux sirènes capricieuses de la reprise et du monde d’avant, et ce, pour développer autant d’alternatives au voyage lointain. Sur ces différents points, on peut assurer que les préconisations du Shift sont d’ores et déjà dans les têtes d’une bonne partie de l’écosystème du tourisme… durable ! Il n’y a qu’à regarder la mutation du secteur et les nombreux articles que nous mettons chaque semaine en ligne depuis quinze ans pour voir poindre depuis des années déjà des pistes pour des voyages plus proches, désaisonnalisés, plus incarnés, privilégiant l’expérience, l’immersion, le slow, le local, les mobilités douces, la répartition des flux, le vélo, la marche, la contemplation (…). Pour appréhender bien des débats autour du train (à rendre plus attractif et moins cher !), des offres de voyages (plus proches, plus incarnées), autour de la réflexion sur les clientèles (de proximité plutôt que lointaine), sur le surtourisme, et bien d’autres sujets estampillés « décarbonons le tourisme » (lisez nous donc !) qui ne cessent également d’agiter villes, collectivités, régions, acteurs engagés aux quatre coins de l’Hexagone (et au-delà !). Certes, certains sont plus avancés que d’autres, et à voir l’équipe et les acteurs qui ont participé à cette étude, nous ne sommes pas surpris de retrouver Julien Buot (ATR & ATD), Jean-François Rial (Voyageurs du Monde), Jean-Paul Ceron (CIRED), Marc Cottignies (ADEME), Nicolas Forien (Oui au train de nuit), Jean Pinard (CRTL Occitanie), Sophie Pirkin (CRTL Occitanie), Emilie Riess (Groupe Pierre & Vacances – Center Parcs), Laure Wagner (1km à pied), etc. Espérons donc que ce rapport soit une pierre de plus pour convaincre et mobiliser toujours plus tout l’écosystème du tourisme et au-delà les politiques et futurs responsables de notre pays sur l’importance de changer de paradigmes et de repenser l’articulation de nos activités avec ce que la planète a encore à nous offrir. Et ce, avant qu’il ne soit trop tard, sachant que nous n’avons pas toujours de météorite à portée de main pour que tout le monde puisse enfin lever les yeux sur une réalité qui risque de nous faire exploser en plein vol….
———————— Aller plus loin ———-
1 Dernière enquête nationale réalisée en 2018-2019 sur la mobilité longue distance des français dévoilée par Béatrice Jarrige lors de la présentation du PTEF.
2« Pouvoir voler en 2050 : quelle aviation dans un monde contraint ?» Rapport du Shift et du collectif Supaéro Décarbo (mars 2021) sur la décarbonation du secteur aérien.
Synthèse du Rapport « Voyager bas carbone » : Ici
Rapport complet : Ici
Par Geneviève Clastres
Auteur et journaliste indépendante spécialisée sur le tourisme durable et le monde chinois, Geneviève Clastres est également interprète et représentante de l'artiste chinois Li Kunwu. Collaborations régulières : Radio France, Voyageons-Autrement.com, Monde Diplomatique, Guide vert Michelin, TV5Monde, etc. Dernier ouvrage "Dix ans de tourisme durable". Conférences et cours réguliers sur le tourisme durable pour de nombreuses universités et écoles.
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