Tourisme à Cuba : dans l’ombre de Janus…
Canadiens, Américains, Français, Allemands…, ils sont chaque année plus nombreux à se rendre à Cuba. Toutefois, si pour nombre de ces touristes, l’ile reste une enclave de décompression pratique et peu chère, propice à tous les fantasmes, à tous les excès, pour d’autres, Cuba est à voir parce que c’est maintenant, parce qu’il faut précéder l’invasion attendue du tourisme nord américain, découvrir l’ile au tournant de son histoire. Et pourtant, la réalité cubaine est bien plus complexe qu’un pas de deux. Si les Cubains ont besoin des touristes pour faire repartir l’économie locale, on peut s’interroger sur quelle forme de tourisme pourrait aider l’île à décoller de façon équitable et juste. Les enjeux sont nombreux. Les besoins aussi. Et les touristes de demain pas toujours ceux que l’on croit.
Tourner à gauche, puis à gauche, encore à gauche….
Ah Cuba, terrible Cuba, envoutante Cuba, étonnante aussi. La route. Aucune indication si ce n’est vers le socialisme. La voie est toute tracée : « Socialismo o muerte[1] » scande le bitume. Certes, la libéralisation a pointé son nez, certes, Obama a lâché du lest, mais la vie reste encore extrêmement difficile pour la majeure partie des Cubains. Ici, quand le touriste parle en CUC[2], le Cubain parle en pesos. Et quand le voyageur pense tabac, rumba et rhum, le Cubain pèse ses quelques 20, 40, 75 CUC[3] mensuel (salaire d’un médecin revalorisé à l’automne 2015) quand une paire de chaussure en vaut 50, un frigo entre 500 et 800. Alors, ce sera le magasin pour quelques rares privilégiés et la bodega[4] (où les articles sont encore et toujours subventionnés par l’état) pour la majeure partie du peuple. De même, quand le voyageur jouit du homard bon marché au restaurant de la plage, le Cubain se contente d’une soupe de haricot noir en pesos local dans des bouibouis quasi inaccessibles aux voyageurs.
Et l’on pourrait poursuivre longtemps. Le double système perdure, dans les restaurants, les hôtels, les transports. Depuis la chute du mur au début des années 1990, non seulement le pays a vu son PIB chuter de 35 % mais en sus, les Américains ont encore renforcé l’embargo et les sanctions. Pas de nickel cubain, certes, mais pas non plus de voitures importées si elles ont eu le mauvais goût d’utiliser du nickel de l’île. Juste pour l’exemple. Et toutes ces voitures à cheval si pittoresques sur les doubles voies à l’aube de l’année 2016…, elles traduisent aussi une réalité dramatique pour un régime qui est entré dans une période très spéciale en 1990, période qui l’a vu revenir à une agriculture de subsistance aux abords des villes, qui l’a vu abandonner nombre de ses transports, période de faim obsédante, période de manque, de néant. Un réalisateur de documentaire cubain : « Lorsque j’étais petit, on ne me demandait pas si j’avais bien mangé mais si je m’étais bien rempli. Te llenasté ? ». Parce qu’à Cuba, les années 1990 résonnent comme un cauchemar général dont on trouve encore bien des fantômes aujourd’hui…
La voie du tourisme ?
Alors, oui, la libéralisation, oui les quelques bouffées d’air frais depuis le rétablissement des relations diplomatiques entre Barack Obama et Raul Castro en décembre 2014 mais envers et contre tout, un quotidien qui reste encore extrêmement difficile pour la majeure partie des Cubains avec, à l’horizon, une industrie touristique qui apparait de plus en plus comme le sésame pour avoir accès au CUC, la monnaie forte, la clé vers tous ces avantages dont profitent déjà les voyageurs. Depuis le début des années 2000, le secteur connait une croissance exponentielle (8% en moyenne), véritable moteur économique, seconde activité source de devises après l’exportation de service. Chaque année, près de 3 millions de visiteurs se rendent à Cuba[5]. Un chiffre qui ne cesse d’augmenter et qui pose l’inévitable question des effets pervers ou plus vertueux d’une industrie bicéphale. Au-delà des problèmes de drogue et de prostitution tristement connus, au-delà de servir les intérêts de grands complexes paradisiaques (les fameux Paraiso), comment en faire en sorte pour que les devises voyageuses atteignent également les populations locales nécessiteuses et aident à la restauration d’un patrimoine qui trop souvent se meurt ?
Désenchantés, résignés, volontaires, ambitieux, optimistes parfois, les témoignages des travailleurs cubains du tourisme sont à l’image des réalités du pays, un kaléidoscope complexe et contradictoire, où chaque génération est portée par sa propre histoire. Carlos[6], chauffeur, devrait être à la retraite, mais il a repris du service pour « Cuba Autrement », une agence réceptive qui lui permet d’arrondir ses fins de mois. Déçu du système, fatigué à force d’entendre depuis 50 ans que la situation va s’améliorer, il signe le témoignage des désenchantés : « A l’époque, j’ai fait partie du parti révolutionnaire mais je ne crois plus en rien, en aucun régime politique. J’ai vu le système de l’intérieur. On nous a promis des choses qui ne se sont jamais produites. On est toujours dans la même situation de pauvreté. Il faut ouvrir les yeux. Aujourd’hui, je n’ai plus d’espoir. Je travaille pour gagner un peu plus». Maykel n’y croit plus non plus, cela va trop lentement. Guide local à Camaguey, cet ingénieur informatique de 35 ans a fait une demande d’immigration pour partir au Québec avec sa famille. « J’aime Cuba mais je ne peux plus attendre. J’ai besoin de me développer, de gagner plus d’argent. Ici je n’ai pas d’avenir. » Et c’est le cas d’une grande partie de la jeunesse cubaine qui, entre 20 et 30 ans, ne rêve que d’horizons lointains, de fortune de l’autre côté des eaux.
Puis il y a ceux qui y croient toujours, ou qui ont fait le choix de rester pour changer les choses de l’intérieur. Liubov est professeur d’université de Santiago. A 42 ans, elle complète son salaire dérisoire par quelques « piges touristiques » : « Ma génération, nous avons beaucoup de douleur. Chaque décision nous coûte. Jusqu’à 30 ans, je faisais partie des jeunesses socialistes puis je les ai quittées, et donc j’ai aussi souffert de la censure – on m’a empêché de sortir du pays pour mes idées. Je n’aurais jamais pensé travailler dans le tourisme mais je n’ai pas eu le choix. A l’université où j’enseigne la littérature, je ne gagne pas assez, mais je ne veux pas quitter mon poste, j’ai la responsabilité de former mes étudiants. Le tourisme me permet d’entretenir ma famille. » Liubov a souffert mais ne veut pas abandonner la tradition, son pays. Et c’est aussi le cas d’Alex, guide indépendant à Trinidad : « Mon rêve était d’être guide touristique et je suis heureux de l’avoir réalisé. Et j’ai confiance. Une fois que le blocus américain sera totalement levé, les choses iront de mieux en mieux pour Cuba, car comme 90% des gens ici, je suis persuadé beaucoup de nos problèmes viennent de ce blocus inhumain qui nous empêche de vivre normalement. Mais je reste optimiste. Cuba restera Cuba, quoi qu’il arrive. »
« Solo la voluntad humana podra salvar el mundo »
Pour l’heure, les Cubains ont appris l’art de la débrouille, des combines, de l’entraide et de la solidarité aussi. Pour les biens courants, certains comptent sur les familles expatriés[7] à l’étranger, mais tous n’ont pas cette chance. Alors le tourisme ? Le tourisme pourra-t-il aider l’ile et ses habitants ? Un fond ou une taxe sur les devises du tourisme pour financer la restauration du patrimoine ? LLiubov : « C’est impossible, nous n’avons pas d’outil législatif pour cela à Cuba. » Et pourtant, il y en a des choses à faire quand déjà, les spéculateurs de demain sont dans les starting-blocks. Et puis, à Cuba, rien ne se passe jamais vraiment comme on pourrait s’y attendre. Par exemple, si beaucoup prévoient déjà l’invasion des « gringos », le futur pourrait surprendre et montrer que l’ile a d’autres cartes à jouer, telle cette volonté de doper le tourisme chinois, signe que l’ouverture se fera aussi vers des pays amis que Cuba a tout intérêt de privilégier pour contrer l’influence américaine.
En septembre 2014, un ambassadeur chinois en visite à La Havane prédisait « une mer de chinois dans un futur proche »[8]. Pour l’heure, si leur nombre augmente chaque année (28 000 en 2014), le fait que la Chine reste aux antipodes de l’ile limite encore la mer promise. Toutefois, l’ouverture récente – le 27 décembre 2015 – d’une ligne directe Pékin-La Havane pourrait changer la donne. Le groupe Gaviota (branche commerciale de l’armée cubaine leader dans le tourisme) a déjà mis en ligne une vidéo promotionnelle sous-titrée en chinois pour vanter les beautés de l’île et… de la nourriture chinoise cuisinée sur place ! Sans compter 13 projets de complexes touristiques (dont un terrain de golf, des appartements, etc.) d’une valeur de 460 millions de dollars déjà entre les mains d’investisseurs chinois.
Alors, à Cuba où tout est possible, on espère qu’au-delà des nouveaux investisseurs qui se bousculent, un tourisme plus responsable et tourné vers le peuple se fraiera également un chemin pour aider au développement de l’île et des habitants. Les projets, les idées ne manquent pas. Et l’élan non plus. Les Cubains sont surprenants de créativité. Toujours ils renaissent et réinventent. Mais il va falloir trouver le bon chemin. Sur la route. Aucune indication si ce n’est vers des futurs sublimés. «Luchar contra lo impossible y vencer[9]». On aimerait tellement y croire.
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[1] Le socialisme ou la mort
[2] Peso cubain convertible
[3] Les salaires sont en pesos mais ici transcris en CUC pour plus de facilité. 1 CUC vaut 25 pesos.
[4] Les bodega existent depuis 1963. Il s’agit de magasins ou dépôts qui proposent des produits subventionnés à « bas prix » comme le lait, la farine… L’état souhaiterait éliminer ce système mais cela reste difficile du fait de la grande pauvreté qui règne encore à Cuba. Par exemple, dans une bodega – une livre de riz se vend 0.35 centimes de pesos cubains. L’acheteur possède un carnet (libreta de abastecimiento) pour les produits en vente livre, d’autres seront ajoutés en supplément, si le stock est disponible. Ce qui explique parfois la queue et l’animation qui règne devant certaines bodégas, où de nouveaux produits viennent d’arriver. Récemment, le sucre a été sorti des produits de base…
[5] Le Monde. Article du 12 décembre 2014. « Six chiffres qui racontent Cuba ».
[6] Les noms ont été changé.
[7] Cuba compte notamment 1,7 millions d’exilés aux Etats-Unis. Cf. Article du 12 décembre 2014. « Six chiffres qui racontent Cuba ».
[8] Voir « Courrier International. Article du 25 juin 2015 : « Cuba. Bientôt une mer de touristes chinois ».
[9] Lutter contre l’impossible et vaincre.
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Cuba Autrement, au-delà des clichés
Par Geneviève Clastres
Auteur et journaliste indépendante spécialisée sur le tourisme durable et le monde chinois, Geneviève Clastres est également interprète et représentante de l'artiste chinois Li Kunwu. Collaborations régulières : Radio France, Voyageons-Autrement.com, Monde Diplomatique, Guide vert Michelin, TV5Monde, etc. Dernier ouvrage "Dix ans de tourisme durable". Conférences et cours réguliers sur le tourisme durable pour de nombreuses universités et écoles.
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