Un voyage humanitaire à la frontière de l’Ukraine
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En mars 2022, je partais en convoi humanitaire à la frontière de la Pologne et de l’Ukraine. La guerre avait commencé depuis trois semaines. La Russie avait attaqué et on ne pouvait pas rester sans rien faire. Quand l’un des organisateurs de la mission m’a demandé de partir, j’ai dit oui, sans hésiter. On m’embarquait pour « mes bonnes connaissances des pays de l’Est » et, accessoirement, pour documenter la mission. Mais de cette mission imminente – on allait partir deux jours plus tard -, je ne savais pas grand chose. C’était la meilleure façon de ne pas en parler autour de moi, ce à quoi je m’étais engagée. Récit d’un voyage humanitaire.
La bonne volonté
Le départ se fait discrètement aux petites heures d’un dimanche de mars. Je me retrouve parachutée dans un petit monde qui, depuis une bonne dizaine de jours, prépare d’arrache-pied ce périple humanitaire : collecte de vêtements, de produits de première nécessité, médicaments, matériel médical etc. Un petit monde uni et animé par la volonté de se rendre utile. Quant à moi, je commence la mission avec une vague sensation de culpabilité. N’ayant rien fait en amont, ai-je vraiment « gagné » ma place ? J’essaye en prenant des photos, je suis en mode reportage et si on me le demande, je pourrais peut-être raconter le passé et d’autres missions humanitaires dans les « pays de l’Est ».
La chute du rideau de fer, 30 ans plus tard
Cette nouvelle aventure a en effet un fort goût de remake. Elle me transporte trente ans en arrière lors de mes premiers voyages de l’autre côté du rideau de fer, lorsque chaque passage de frontière se soldait par des heures d’attente, des visages de douaniers patibulaires qui vous dévisageaient pendant de longues minutes en comparant minutieusement votre visage avec la photo d’identité de votre passeport. Et dans ces temps incertains de transition sauvage entre le communisme et le capitalisme, un petit bakchich ni vu ni connu facilitait souvent la procédure de passage de frontière. Je me souviens particulièrement de la rudesse des douaniers hongrois qui en avaient sans doute ras-le-bol de toute cette aide humanitaire à destination de la Roumanie où l’on avait découvert l’horreur des orphelinats de Ceausescu. L’aide caritative occidentale allait au plus urgent, au plus médiatisé, au plus insoutenable. On s’en foutait des Hongrois. Il fallait aider les enfants roumains.
L’aide matérielle
Aujourd’hui, il n’y a plus de frontière physique réellement visible. On passe d’un pays européen à l’autre en restant sur la même autoroute. Seules la signalétique et la langue changent ainsi que les sms à répétition des opérateurs téléphoniques qui vous rassurent en vous disant que vous êtes toujours connecté, joignable etc. Ouf. Nos cinq véhicules roulent en convoi avec un arrêt toutes les deux ou trois heures.
En chemin, j’apprends que l’un des organisateurs a un bon contact en Ukraine, une jeune femme de 24 ans, Irina*. Originaire de Kiev, elle vit à Lviv depuis le début du conflit et cherche à quitter le pays. Outre l’aspect humanitaire, notre mission consiste à aller la chercher à la frontière. Elle est elle-même chargée de « trouver » une dizaine d’autres femmes prêtes à venir s’installer dans notre charmante petite ville de province de l’ouest de la France. Dans un élan de grand coeur, au tout début du conflit russo-ukrainien, j’avais offert d’héberger une ou deux réfugiées temporairement, si nécessaire. C’est donc Irina qui logera chez moi. Elle a l’âge de ma fille dont la chambre est libre. Je suis ravie, je sers enfin à quelque chose car jusque-là, au sud de Cracovie où nous faisons une halte pour la nuit, j’avoue que « mes connaissances des pays de l’Est » n’ont été d’aucune utilité. L’accueil est chaleureux dans ce beau gîte de la région de Zakopane. La saison des sports d’hiver se termine, les sommets sont encore enneigés. Le groupe est soudé, on rigole, les blagues fusent, les hôtes polonais sont charmants, accueillants. On finit inévitablement la soirée à la Zubrowska, accompagnée d’autres substances éthyliques locales. On boit dehors et quand le médecin qui fait partie du convoi dit qu’on ne sent plus le froid, il est temps d’aller se coucher… Le groupe est soudé. Dans les dortoirs, les ronflements succèdent aux fou rires, sans transition.
Au petit matin, nous partons pour la frontière avec la guerre. Après trois heures de route, il s’agit de livrer toute l’aide humanitaire matérielle dont les véhicules sont chargés dans la ville de Przemysl, à une dizaine de km du checkpoint de Shehyni entre la Pologne et l’Ukraine. Dans une zone industrielle, un site a été visiblement reconverti en une sorte de plateforme humanitaire avec des camions ukrainiens attendant d’acheminer l’aide à l’intérieur du pays. Nos convoyeurs ont une adresse de destination à Lviv où l’aide devrait être distribuée au mieux. Le déchargement se fait dans la bonne humeur. Le groupe semble encore plus soudé dans ce moment d’apothéose où l’objectif du don est presqu’atteint. Les photos, les vidéos sont essentielles pour immortaliser ce moment d’effort collectif. Il faudra rendre des comptes à ceux qui ont donné et qui ne sont pas partis. Il faut aussi montrer qu’on était bien là, ce jour de début de printemps, dans la poussière d’un terrain vague de l’est de la Pologne. On racontera les histoires qu’on a vécues autour de cartes et de tirages photos.
À la frontière
Pendant ce temps-là, du côté de Lviv, Irina prépare son départ. Qu’emmène-t-on quand on ne sait pas si on va revenir ? Comment quitte-t-on ceux qui nous entourent et qu’on aime ? Que se passe-t-il dans la tête de quelqu’un qui s’exile ? Ces questions sont à des années-lumière des nôtres qui ne sommes pourtant qu’à quelques kilomètres, au poste-frontière en train de nous renseigner sur les modalités à suivre pour rapatrier en France des réfugiés. Car Irina ne sera pas seule. Elle a constitué un groupe sur Telegram pour proposer 9 allers vers le Grand Ouest avec hébergements et prises en charge à la clef. Les formalités sont très simples : sur le parking du grand supermarché Tesco de Przemysl reconverti en centre d’accueil de réfugiés, les chauffeurs de notre convoi n’ont qu’à présenter leur permis de conduire et leur plaque d’immatriculation. Des scouts sont en charge de procéder à leur enregistrement et leur donnent des bracelets façon festival qui les autorisent à transporter des ressortissants ukrainiens… Je me dis que ce gentil procédé constitue du pain béni pour les trafiquants bourrés de mauvaises intentions. Le parking du Tesco pourrait bien devenir un hot spot de toutes les mafias du coin, si ce n’est pas déjà le cas. Le rendez-vous avec est pris pour le lendemain avec Irina et ses compatriotes. Nous les récupérerons au check point à 9h30. Le jour J arrive et nous voilà aux alentours des tentes des ONG qui accueillent les réfugiés côté polonais. Je trouve l’atmosphère étonnamment calme. Les réfugiés, pour la plupart des femmes et des enfants, montent tour à tour dans des bus qui les emmène dans ce fameux Tesco de Przemysl. Pas de MSF ou autre organisme humanitaire d’urgence de renom. Seules de petites ONG sont présentes. Même s’il ne semble rien y avoir à dire sur la gestion de l’arrivée des réfugiés, je sens la tension et le poids d’une guerre impalpable dont on ne soupçonnerait pas l’existence si on ne percevait pas, au loin, des sons de sirènes annonciatrices de bombardements imminents.
Mission réfugiées
Dans la queue des réfugiés, Irina et ses compagnes apparaissent. Elles sont en avance. Il y a une heure de plus en Ukraine, nous avions zappé. La rencontre provoque de drôles de sentiments. Des émotions de joie, la satisfaction d’avoir aidé, de se sentir utile encore une fois. Du côté des Ukrainiennes, c’est une autre histoire. Que peut-il se passer dans leurs têtes : le soulagement, la peur, la culpabilité ? Je ne veux pas leur poser de questions. D’ailleurs, je me cache derrière mon appareil photo mais ma volonté d’immortaliser cette scène n’est pas du goût de tous les protagonistes.
Je m’éclipse pour aller photographier ailleurs, Je suis aussi là pour documenter ce qui se passe à ce poste frontalier transformé en lieu de transit de réfugiés. Je reprends place dans le minibus à côté d’une mère et sa fille. Sur le siège arrière, une autre mère est accompagnée de ses deux jeunes garçons. Irina et quatre autres filles sont dans d’autres véhicules. Le convoi repart. Il ne faut pas trainer. Malgré la fatigue, le trajet du retour se fait au même rythme que celui de l’aller. Un retour que je pressens difficile. Que restera-t-il de cette mission ? A nous, de bons souvenirs de vacances humanitaires, mais à celles et à ceux que nous sommes censés avoir aidé ? Il faudra leur demander.
- Prénom volontairement changé
Par Elisabeth Blanchet
Ancienne prof de maths, je me suis reconvertie dans le photo journalisme en 2003 à Londres où je vivais. J’ai travaillé pour différents magazines dont Time Out London et j’ai développé des projets à longs termes dont un sujet les préfabriqués d’après-guerre, une véritable obsession qui perdure, les Irish Travellers -nomades Irlandais- dans le monde, les orphelins de Ceausescu - je suis des jeunes qui ont grandi dans les orphelinats du dictateur depuis 25 ans -. Je voyage beaucoup et j’adore raconter des histoires en photo, avec des mots, en filmant, en enregistrant… Des histoires de lieux, de découvertes mais surtout de gens. Destinations de cœur : Royaume-Uni, Irlande, Laponie, Russie, Etats-Unis, Balkans, Irlande, Lewis & Harris Coup de cœur tourisme responsable : Caravan, le Tiny House Hotel de Portland, Oregon – Mon livre de voyage : L’Usage du Monde de Nicolas Bouvier – Le livre que je ne prends jamais en voyage : L’oeuvre complète de Proust à cause du poids – Une petite phrase qui parle à mon cœur de voyageur : « Home is where you park it »
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