Les rails de la Mémoire, un nouveau mémorial de la Shoah au cœur de la ville de Lyon.
Inaugurés le 26 janvier dernier, à la veille de la commémoration des 80 ans de la libération du camp d’extermination d’Auschwitz (Pologne), les Rails de la Mémoire offrent un site mémoriel fort à tous les Lyonnais. Ce dernier, porté par une association issue de la société civile, vient combler un manque dans la ville de Jean Moulin, qui possèdera enfin un lieu pour se recueillir et ne jamais oublier. Situé place Carnot, face à la gare Perrache d’où partaient les convois de déportés vers les camps de la mort, ce véritable mécano de rails entrecroisés a été pensé et réalisé par deux jeunes architectes talentueux. Rencontre avec Alicia Borchardt et Quentin Blaising.

VA/ Pouvez-vous vous présenter ?
Nous sommes deux associés. On s’est rencontrés à Copenhague, où on a eu la chance de travailler pour plusieurs agences internationales, de grandes boîtes. Mais assez rapidement, on a ressenti le besoin et l’envie de créer notre propre agence, de lancer notre propre projet. On est installés à Paris en 2021 et notre agence a officiellement ouvert en 2023. Elle est encore assez jeune, mais l’idée de la faire grandir et de se démarquer nous motive énormément.
Très vite, on a eu l’envie de participer à des appels d’offres, des compétitions, mais pas dans le cadre privé, plutôt dans le domaine public, où les enjeux sont différents. C’est là qu’on a découvert le concours du Mémorial de la Shoah, qui était ouvert sur esquisse et accessible à tous. Ce type de concours est vraiment rare en architecture, car il ne demande pas de références spécifiques ni de chiffres d’affaires. C’était une belle opportunité, bien que les chances de gagner soient faibles dans un concours international. Mais c’est justement ce type de projet qui nous motive, où l’on est choisi pour notre proposition et non pas pour notre expérience ou nos chiffres.
D’ailleurs, Copenhague nous a beaucoup influencés. On a travaillé chez BIG, une grande agence, et la ville nous a vraiment marqués. Il y a énormément d’expérimentations architecturales, ce qui permet aux jeunes architectes d’être vraiment audacieux et expérimentaux dans leurs propositions, avec une réglementation moins restrictive qu’ailleurs. Cette approche ouverte a été une véritable source d’inspiration, évitant de nous mettre trop vite dans une case, car souvent, en France, on va d’abord te demander ta spécialisation, ton style. Là, on a pu consulter des archives, privilégier une approche analytique, sortir de notre seule discipline d’architecte.

VA/ Qui a porté ce projet d’un mémorial de la Shoah ?
Il s’agit d’un projet porté par une association issue de la société civile qui souhaitait depuis longtemps un mémorial pour tous les Lyonnais, sans communautarisme. C’est pour cela qu’un appel d’offre international a été lancé, même s’il a été à un moment question de faire cela sur invitation, en proposant à un artiste ou à un sculpteur par exemple. Finalement, c’est donc bien un concours qui a eu lieu, avec un cahier des charges assez clair. Il fallait que ce soit un mémorial solide et pérenne, car très exposé (en extérieur) proposant un message lisible et pédagogique. Souvent, les mémoriaux sont très métaphoriques, il faut lire une pancarte pour en comprendre le message. Il y a eu 96 dossiers de candidature, dont 30 issus de cabinets d’architecte nationaux. Nous avons passé le premier tour, ce qui était déjà une victoire pour nous, et suite à une nouvelle sélection où nous avons présenté maquettes, panneaux, et passés un oral avec un architecte du patrimoine, nous avons remporté le concours, neuf mois seulement après avoir créé notre agence à Paris.

VA/ Qu’est ce qui a été déterminant dans votre projet qui vous a permis d’être choisi ?
Quand on a commencé le projet, on s’est arrêté sur le chemin de fer. Cela nous est apparu comme une sorte d’évidence au vu de l’histoire. Notre idée était alors de transformer les trois matières du chemin de fer – les rails, le ballast et les traverses de bois – pour en faire une œuvre mémorielle. Chacun de ces matériaux a alors trouvé son emplacement naturel. Les rails sont la partie émergente de l’œuvre, le symbole. Le ballast nous a servi à créer un seuil entre l’espace public et le monument (lieu de commémoration), d’autant qu’il sert à amortir le passage des trains, comme s’ils emprisonnaient en lui une partie de ces histoires tragiques. Enfin, les traverses marquent le cheminement au sol à travers le projet. A l’origine, nous souhaitions utiliser des traverses de réemploi mais cela n’a pas été possible, heureusement, Marc Blume, notre partenaire (UOTNI) nous a trouvé des traverses en chêne que l’on a pu traiter.

Un autre élément symbolique a également beaucoup parlé au jury, la référence à la distance entre Lyon et Auschwitz. A partir du moment où on a eu l’idée de travailler avec les rails, nous avons souhaité que l’on comprenne qu’il s’agissait aussi d’une déconstruction de ces chemins de fer dans les camps pour une reconstruction en œuvre d’art. En ce sens, pour le rendre lisible, nous avons calculé la distance entre la gare de Perrache et Auschwitz (1173 kilomètres) pour travailler avec un nombre de rails réduits au millième, soit 1173 m de rails qui viennent exprimer cette symbolique de la distance. Cela permet de rattacher les deux sites en visualisant les trains de déportation partant de Perrache pour Auschwitz. On avait en tête que pour qu’un mémorial interpelle les gens, il faut rendre la mémoire active, vivante.
VA/ Un tel monument a-t-il une vocation symbolique ou est-ce aussi pour les millions de déporté un nouveau lieu de recueillement et de mémoire ?
À Lyon, de nombreux mémoriaux racontent des histoires très spécifiques, comme la stèle des enfants d’Izieu ou le Veilleur de pierre sur la place Bellecour. Cependant, il manquait un mémorial plus global, un lieu de rassemblement destiné au recueillement ou aux commémorations. On a d’ailleurs découvert qu’il y avait eu des regroupements spontanés autour du mémorial en février dernier, au moment de la libération des otages de Gaza. Nous sommes aussi très sensibles aux histoires individuelles comme cette vieille dame si émue devant ces rails faisant écho à son histoire personnelle. Les retours sur le projet sont très positifs, et il est vraiment émouvant de voir l’intérêt des gens, des photographes. Nous aurions aimé rester plus longtemps pour échanger et observer les réactions des gens, regarder vivre le mémorial. C’est très émouvant de voir combien ils se saisissent du message.

VA/ Des médiations, des visites scolaires ou des cérémonies sont-elles également prévues pour faire vivre ce monument ?
M. Vioux, le président de l’association, qui a été procureur général au procès de Klaus Barbie, a établi de nombreux partenariats avec les écoles. Nous avons fait des présentations devant des scolaires qui ont été très attentifs. Parmi les membres de l’association, il y a également Jean-Claude Nerson, qui organise chaque année des voyages à Auschwitz et monte des pièces de théâtre. Il est très actif dans la transmission de la mémoire.
VA/ Dans ce type de lieux très ouverts ; comment faire cohabiter des publics très différents ; certains venus pour se recueillir, d’autres pour visiter, des scolaires, des touristes, des vieilles personnes ?
Cette dimension était très importante pour nous. Le mémorial est situé sur une place très passante, très urbaine, et l’un des premiers concepts que l’on a développé est l’idée d’avoir quatre faces, deux faces plus exposées, le « landmark urbain » face à la gare, pour la photo ; mais aussi deux faces plus intimistes, pour ceux qui souhaitent se recueillir, avec un passage au cœur de l’œuvre qui mène à un écrin de végétation, avec quelques bancs, où l’on est moins exposé, ce qui permet de s’isoler, d’observer les rails, etc. Nous avons travaillé avec un paysagiste pour cet espace afin qu’il offre aussi un lien avec la nature, avec des plantes issues des friches ferroviaires qui vont progressivement pousser. Sur les bancs, des QR codes permettent d’avoir des informations sur l’association qui a porté le projet du mémorial. On peut ainsi s’informer mais aussi réfléchir, se recueillir. Enfin, le rail nous a aussi permis d’offrir au public plusieurs échelles de lecture. Certains s’arrêtent à l’œuvre global, mais celui qui le souhaite peut dissocier deux rails, cela recrée un chemin de fer. Enfin, il y a un côté tactile dans le rail, un enfant peut le toucher, cela créé une émotion.

VA/ Plus personnellement aviez-vous eu jusqu’alors un intérêt particulier pour le tourisme de mémoriel ?
Alicia : Je suis à moitié allemande et à l’école, un important travail est réalisé sur cette période de l’histoire, on aborde beaucoup le thème de guerre. Je suis allé à Auschwitz à l’âge de 13 ans.
Quentin : De mon côté, jusqu’alors, c’est plus le côté architectural qui m’intéressait dans le tourisme mémoriel. Le mémorial, c’est le graal de l’architecte. Il porte un message et est fait pour être partagé. Il a une portée très forte, puissante, et c’est un exercice passionnant. Il faut venir chercher des émotions. Un travail qui permet aussi d’expérimenter. Nous avions champ libre sur ce projet, ce qui nous a permis d’être beaucoup plus créatif.

VA/ Enfin, ce projet d’envergure a-t-il accéléré le développement de votre cabinet et quels sont vos prochains projets ?
Le projet a été bien accueilli et a obtenu de très bons retours. A présent, nous travaillons sur de nouveaux projets, totalement indépendants du mémorial. Il s’agit notamment d’équipements publics dans les petites communes. Par exemple, actuellement, nous réalisons une halte pour randonneurs dans un village du Cotentin où il n’y avait plus de café. Cette halte est dédiée aux cyclistes et aux marcheurs et permettra d’animer le village où les habitants souffrent d’un manque de lieux conviviaux. Un concours est également en préparation, près de Cherbourg. A suivre donc.
———- En savoir plus ———–
Par Geneviève Clastres
Auteur et journaliste indépendante spécialisée sur le tourisme durable et le monde chinois, Geneviève Clastres est également interprète et représentante de l'artiste chinois Li Kunwu. Collaborations régulières : Radio France, Voyageons-Autrement.com, Monde Diplomatique, Guide vert Michelin, TV5Monde, etc. Dernier ouvrage "Dix ans de tourisme durable". Conférences et cours réguliers sur le tourisme durable pour de nombreuses universités et écoles.
Les 5 derniers articles de Geneviève Clastres
- Voyage à Dubaï : Entre luxe, innovation et durabilité
- ATR passe le cap des 100 membres !
- Le rêve chinois…
- L’Institut d’Économie Durable ouvre deux formations axées sur la durabilité des entreprises.
- Voyage entre Musique et République de la Révolution au Front populaire.
Voir tous les articles de Geneviève Clastres
Découvrez nos abonnements
Informations utiles pour voyager
Choisissez un master en tourisme... durable ! L’Institut de Géographie et Durabilité de l’Université de Lausanne propose depuis plus de dix ans un master en études du tourisme. ~ par Jerome Bourgine...
Retour en Casamance. Eté 1992 & Janvier 2024. Revivez le parcours émouvant en Casamance à travers le récit intime et détaillé de deux voyages, séparés par 32 ans, qui illustrent l'évolution du tourisme solidaire...
L’Ecole Supérieure de Tourisme (IEFT) ouvre un Bachelor Sustainable & Green Tourism Installée à Lyon, Bordeaux, Nantes et bientôt Montpellier, l’IEFT (Ecole Supérieure de Tourisme) entame l’année 2022 avec brio...
L'Unesco jusqu'à la lie Ou le label Unesco faut office de reconnaissance suprême au delà de toute considération réfléchie ~ par Geneviève Clastres...
3, 4 et 5 novembre 2010 - forum et séjour à Phnom Penh - Les 10 ans de Voyager autrement Pour fêter les 10 ans de Voyager autrement, Vacances Bleues vous propose un forum à Phnom Penh. ~ par Rédaction Voyageons-Autrement...
Gaëlle et Marine remportent le New Explorer Challenge (NEC) versus « Europe » ! Découvrez l'incroyable parcours de Gaëlle Oguer et Marine Thomas, deux étudiantes talentueuses ayant remporté le New Explorer Challenge...