« Voyager encore ? »
Tel est le sous-titre du dernier livre publié par Rodolphe Christin intitulé : « La vraie vie est ici ». Hasard ou prémonition : au moment où la planète entière est contrainte de vivre dans le confinement et de réduire au maximum ses déplacements, l’auteur du « Manuel de l’antitourisme » pousse plus loin l’analyse démontrant à quel point l’industrie touristique a coupé les ailes de l’un des plus beaux élans humains : le Voyage. Rencontre pour le moins interpelante…
Voyageons autrement : Pouvez-vous vous présenter en quelques mots et nous dire ce qui guide votre travail sur le tourisme au fil des années ?
Rodolphe Christin : Au départ j’étais passionné de voyages. Au fil de mes pérégrinations successives, j’ai remarqué que la vision aventureuse que je me faisais de la découverte du monde – alimentée par de précédents « grands voyageurs » – se heurtait de manière de plus en plus systématique au fléchage du tourisme organisé. Cela m’a interpelé et cette interrogation a débouché sur une thèse de doctorat en sociologie : « L’imaginaire voyageur ou l’expérience exotique », un travail d’analyse des récits de divers écrivains et voyageurs permettant de cerner une sorte de voyage idéal-typique, un imaginaire social spécifique. En comparant avec la réalité actuelle, on voit rapidement que l’organisation touristique de la réalité va à l’encontre même de cette démarche. Elle remplace la logique de rupture inhérente au voyage par une logique de continuité et de sécurité. Je me suis alors intéressé au tourisme proprement dit, à son histoire, son évolution, son management et son ingénierie puisqu’il s’agit d’une véritable industrie, l’une des plus importantes au monde.
VA : Dans votre « Manuel de l’anti-tourisme » (2017, après une première édition en 2008) vous avanciez l’idée que l’industrie touristique est « un antivoyage transformant le monde en parc d’attractions ». C’est bien cela ?
RC : Le but visé par l’industrie touristique consiste à transformer une expérience existentielle forte en produits banalisés – et marchands – accessibles au plus grand nombre. Cela suppose des conditions spécifiques, des territoires aménagés pour faciliter les transports et atténuer la charge physique comme psychologique de l’expérience. Et aussi de modéliser la réalité pour la rendre attractive, divertissante, accueillante pour des quantités importantes de visiteurs. Ce processus a rendu possible l’invention du tourisme de masse, qui est le résultat de toutes les formes de tourisme existantes. Cette emprise du tourisme est d’autant plus consensuelle que ce secteur représente une source de profits pour les régions concernées. L’immense majorité des territoires souhaitent devenir attractifs d’un point de vue touristique et se transforment pour y parvenir. Ainsi les lieux ne sont plus le résultat d’une Histoire, ils résultent d’une ingénierie qui les met en scène et les organise.
VA : Une manière de dire que la fameuse démarcation émise par certains entre d’un côté le « stupide » touriste et de l’autre le « noble » voyageur n’existe plus ?
RC : Voyager, c’est se déplacer et ce faisant découvrir des lieux et des populations. Une expérience déstabilisante qui vous questionne profondément et vous change. Telle est en tous cas la part du voyage qu’il faudrait préserver et à laquelle aucun modèle préétabli ne saurait conduire. Le tourisme banalise l’expérience de déplacement pour la rendre généralisable ; celle-ci peut alors s’effectuer sans aucune passion, sans aucune implication personnelle. Si l’homme a toujours bougé pour mille raisons, celle qui le motive à travers le tourisme est l’agrément. Celui-ci apparait souvent comme une forme de consolation relative à un quotidien vécu comme aliénant. Cela a engendré une forme de déplacement particulière, organisée et destinée à être vendue, pour rapporter et divertir. Le tourisme est un pur produit de la société capitaliste, un objet de consommation comme un autre, raison pour laquelle le touriste, qui n’est pas un voyageur mais un client, sera si souvent conduit vers d’immenses galeries commerciales à ciel ouvert construites à sa seule intention. Ce manège organisé n’a donc plus rien à voir avec ce que proposaient des chefs de file (malgré eux) du voyage comme Nicolas Bouvier et Jack Kerouac qui, à l’opposé, tentaient de sortir du modèle dominant pour explorer d’autres pistes, se confronter à d’autres modes de vie, au prix d’un inconfort assumé. Les itinéraires ont aujourd’hui été « récupérés » puisque ce sont à présent des cohortes qui s’avancent sur les pas d’Alexandra David-Neel, par exemple. On fait même la queue après avoir payé une fortune pour gravir l’Everest (lire « Tragédie à l’Everest » de Jon Krakauer est à ce sujet édifiant). Tout ceci en l’espace de quelques décennies seulement. D’où mon questionnement…
VA : Dans votre dernier opus : « La vraie vie est ici » (2020), vous interrogez cette autre idée partagée que l’Homme est nomade par nature et éprouve un « besoin » viscéral de voyager…
RC : Je me méfie du terme de « nomadisme », et je me méfie du terme de nature humaine. L’Homme est à la fois nomade et sédentaire. Mais, contrairement à la vision très libérale d’un Jacques Attali, le nomadisme n’a rien à voir avec le déracinement d’une ressource humaine qui doit pouvoir être employée et accueillie ici et là en fonction des besoins. Il y aura toujours des individus qui se déplacent, de là à vouloir généraliser à l’ensemble des sociétés… Les sociétés nomades ne vont pas n’importe où et ne se déplacent pas sans motif ; elles le font pour des raisons précises liées à leur subsistance et leurs itinéraires sont territorialisés. De nos jours, en revanche, le « nomadisme » touristique est bien plus lié aux mirages du marketing, aux facilités logistiques et aux opportunités du marché. Les technologies ont aussi un rôle important : supprimez le moteur à explosion et vous verrez que le nombre de « nomades » diminuera considérablement… Le tourisme est par bien des aspects une industrie hors sol qui se contente d’espaces de synthèse.
VA : Cela vous amène à penser le voyage dans une dimension plus philosophique, comme « un acte de l’esprit, une expérience particulière de la pensée et du corps ». C’est à dire ?
RC : Il y a une dimension initiatique dans le voyage, acte consistant à vivre une expérience qui échappe à notre connaissance ordinaire. On y travaille un rapport au monde et à soi qui mérite d’être cultivé. Dans mon dernier livre, « La vraie vie est ici », c’est ce type même d’expérience que j’explore en revisitant des auteurs comme Segalen, Thoreau, Artaud, etc. Lesquels parlent avec une grande justesse de cet élan vers un autre rapport au réel et au vivant. Pour sauver le voyage, il convient d’abord de comprendre ce qu’il nous apporte d’essentiel. Il interroge aussi notre rapport au territoire et à l’écologie, à l’ensemble du vivant, toutes choses pleinement d’actualité, sans même parler du coronavirus qui bouleverse nos mobilités…
VA : Malraux assurait que « Vivre, c’est transformer en conscience une expérience aussi large que possible ». Cela vous parle ?
RC : La phrase de Malraux résume nombre de choses importantes, en effet, mais la limite qu’on peut lui trouver vient de la véritable frénésie avec laquelle les êtres humains s’agitent aujourd’hui aux quatre coins du monde, de manière trop « large ». Cette agitation a pour conséquence d’appauvrir considérablement l’expérience du monde. Ce n’est pas pour rien que l’on parle de nos jours de l’Anthropocène, ère au cours de laquelle l’activité humaine a bouleversé et influence son cadre de vie et d’expérience : le monde entier. Notre avidité et notre soif d’expansion ont considérablement appauvri le monde. Même l’espace n’est pas épargné. N’oublions pas qu’une certaine rareté et une certaine singularité des expériences sont nécessaires pour garantir le caractère exceptionnel – extra-ordinaire – d’un voyage. Des expériences qui, pour toucher notre conscience et nous transformer, doivent nous engager radicalement, s’avérer rares en quantité pour pouvoir être fortes en intensité, rester significatives au plan existentiel. Ce que ne propose pas le voyage dans une réalité formatée pour séduire les touristes.
VA : Le sous-titre de l’ouvrage est : « Voyager encore ? » Pensez-vous néanmoins qu’il existe encore, de nos jours, des manières de Voyager, autrement ?…
RC : « Voyager autrement » est une injonction désormais utilisée à toutes les sauces. Il y a de nos jours tellement de gens qui déclarent voyager autrement, tellement de voyagistes qui prétendent faire voyager autrement… Or tous concourent à massifier l’expérience du voyage. Au point qu’il devient presque impossible de voyager autrement. La grande majorité des formes d’évasion a été récupérée par le marché et transformée en produits. Est-ce que l’épisode de confinement et l’analyse de ses causes remettront en question notre hyper-mobilité ? Y aura-t-il un avant et un après ?
VA : Comment « réapprendre à voyager » ?…
RC : L‘anthropologue Marc Augé parle très bien de cela. Il s’agit avant tout de réapprendre à voir, d’entrer dans une relation singulière, sensible et concrète, avec le réel, humain et non-humain. Y compris, et surtout, avec ce qui nous entoure, dans nos territoires de proximité. La première chose à faire consiste à entretenir un autre rapport au vivant à travers des expériences qui se déroulent à l’écart de toute prestation de service, dans les interstices du monde marchand. Nicolas Bouvier disait que le voyage débute sur le pas de sa porte et c’est vrai. Aussi, aller loin n’est pas forcément la solution, au contraire.
VA : Vous-même, comment voyagez-vous ?…
RC : Est-ce que je voyage encore ?… Je ne sais pas. Je ne voyage plus, ou disons que je voyage partout. J’essaie de travailler la grande (à mes yeux) question de notre rapport au territoire. A une époque où l’on parle beaucoup de relocalisation, il faut vraiment s’interroger sur nos relations à l’Ici et à l’Ailleurs. Qu’y a-t-il derrière la consolation touristique, sinon le constat plus ou moins conscient d’un mal être Ici ? Il faut donc cerner la racine de ce que l’on va chercher Ailleurs pour l’examiner et, une fois cet examen fait, si nécessaire l’injecter Ici.
VA : Le mot de la fin ?
L’expérience de confinement général que nous sommes amenés à vivre nous rappelle combien être coincés chez nous peut s’avérer une expérience désagréable. Chacun a pu remarquer l’ultime réflexe mobilitaire des confinés qui le pouvaient : rejoindre leur résidence secondaire. Pourquoi ? Il faudrait vraiment que cette contrainte nous conduise à réfléchir sur ce qui rend le quotidien difficilement respirable. Cette réflexion nous conduira au bout du monde ! Il n’y a plus d’échappatoire possible, on n’échappe pas à son ombre. Le tourisme est une économie trop fragile pour miser sur elle ; cette inductrie est comme les autres, elle épuise la planète alors qu’il faudrait sauver et restaurer ce qui peut l’être encore. Notre rapport au vivant et au réel est à repenser. Ne manquons pas cette occasion-là…
Par Jerome Bourgine
Ecrire et voyager. Voyager et écrire... Depuis 50 ans.
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